Le tragique désespoir des amoureux
"Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé n'est absolument pas fortuite !"
Chaque 3ᵉ samedi du mois, je participe au Rendez-vous ancestral, un défi d’écriture où l’on remonte le temps à la rencontre d’un personnage présent dans notre arbre généalogique. Une fiction basée sur des données réelles. Pour m’y aider, j’ai créé, voici deux ans, le personnage d’Osyne, chroniqueuse pour la gazette Cetaitautemps.
Mon moyen de transport ? Ce petit pot en verre et métal, du XIXe siècle, autrefois confiturier ou sucrier, aujourd’hui mon fidèle "Portoloin". Tel la lampe d’Aladin, il me relie à mes arrière-grands-parents et m’ouvre la porte du passé.
Vérone n'a pas le monopole des histoires d'amour tragiques.
Voilà un sujet d'article qui me taraude depuis plusieurs mois, et je ne parviens pas à trouver le moyen d'en parler.
Je dispose pourtant de tous les éléments, et cette affaire, qui a défrayé la chronique, est déjà vieille de 93 ans, elle est donc moins sensible aujourd'hui.
Par quel biais familial l'aborder ? Je suis plongée dans l'abîme de mes pensées pendant plusieurs minutes, lorsque soudain, je suis de nouveau transportée dans le passé.
C'est mon Rendez-vous Ancestral.
Nous sommes en novembre 1928. C’est mon arrière-grand-père Porphire DELEPINE, de Clary, qui vient à mon secours. Il me suggère :
— Pourquoi ne pas te renseigner auprès des Bertry ? Cela devrait te sauter aux yeux, depuis le temps que tu étudies l’histoire de la famille…
Je hausse les épaules. Ils sont bien les dernières personnes que je souhaite rencontrer, tout enfoncés qu’ils sont dans leur chagrin. Heureusement, Archange, mon arrière-grand-mère, comprend mon désarroi. Elle va m’aider à y voir plus clair…
Les DUSSAUSSOIS sont de Clary depuis moult générations : j’ai dans mon arbre le couple Jean DU CHAUCHOY x Catherine FARESTZ, dont les enfants naissent avant 1699 ! C’est en 1862 qu’ils arrivent à Bertry, lorsque Pierre (mon arrière-arrière-grand-oncle) épouse Adèle MERESSE. Sept enfants naîtront à Bertry : deux filles et cinq garçons, dont Abel DUSSAUSSOIS.
René
Nous sommes en 1928. Abel et son épouse Séraphine (née SEMET) ont six enfants, dont Blanche, leur première fille, née en 1905. Ils habitent rue Jeanne-d'Arc.
Blanche est une jeune fille romantique et amoureuse. Son cœur bat pour René TAINE, de cinq ans son cadet. Il n’a que dix-huit ans, mais il est tout aussi épris, tout aussi rêveur. Tous deux travaillent à l’usine Bouillon de Caudry. Ils partent ensemble, bras dessus bras dessous, chaque matin ; et rentrent ensemble, quand la sirène a sonné la fin de la journée.
Un soir, le père de René, Pierre TAINE, les croise sur le chemin du retour. Lorsque son fils rentre à la maison, une scène éclate. Le père fulmine : son garçon est bien trop jeune pour s’engager, dit-il, dans ce qu’il considère comme une simple amourette. Notre jeune Roméo, excédé, désespéré, claque la porte et s’enfuit dans la nuit. Quelques centaines de mètres plus loin, il se dirige droit vers la voie ferrée. Quand le train passe…
Son corps sera retrouvé à l’aube, ce vendredi 9 novembre, à cent cinquante mètres du passage à niveau de Maurois.
Blanche
Blanche, elle, part comme chaque jour vers Caudry. Elle s’étonne de ne pas voir René au rendez-vous. En chemin, elle apprend la terrible nouvelle. Elle rebrousse aussitôt chemin, le cœur en charpie, et se rend sur les lieux du drame. Là, elle le voit. Elle le reconnaît. Et dans un geste de désespoir, elle se jette à son tour sous le train de 7h02 en direction de Busigny.
Les premiers articles de presse annoncent sa mort. Mais Blanche est vivante. Le médecin du village lui prodigue les premiers soins. Elle est transportée d’urgence à l’hôpital Saint-Julien de Cambrai. Son bras est sectionné, sa tête très grièvement blessée. Son état est jugé désespéré.
Ce drame épouvantable plonge dans l’affliction non seulement les deux familles, mais le village tout entier. Une chape de silence, s’abat sur les ruelles et les cœurs. Les rideaux restent tirés. On parle bas. Désespéré à l’idée d’avoir, par ses paroles, provoqué ce double malheur, Pierre TAINE, le père de René, met fin à ses jours. Quatre jours après la mort de son fils, on le retrouve pendu dans sa grange.
Il paraît que la gendarmerie a ouvert une enquête. Car Blanche n’aurait jamais dû voir le corps de son amoureux. Certains murmurent qu’on aurait dû l’écarter, lui éviter cette vision insoutenable, celle-là même qui l’aurait poussée à son geste désespéré.
Mes arrière-grands-parents attendent des nouvelles de leur nièce avec angoisse. La petite est toujours en vie. Elle a été trépanée. L’opération n’a pu être pratiquée que plusieurs jours après son admission : elle avait trop perdu de sang, et l’attente a été terrible.
Les nouvelles, dans ce monde sans téléphone à la maison, arrivent au compte-goutte. Une fois par semaine, la mairie — seule à posséder le combiné magique — les transmet, par la voix du secrétaire, en lien direct avec le chirurgien de l’hôpital Saint-Julien de Cambrai.
J’ai rapporté du passé une copie du journal L’Égalité, qui consacre à cette affaire un article poignant. De retour à mon époque, devant mon ordinateur, je poursuis mes recherches. Cette tragédie a eu un retentissement national. Toutes les gazettes s’en sont émues, les journaux régionaux comme Le Petit Cambrésien, mais aussi Le Matin, L’Intransigeant… J’ai même retrouvé une coupure du Chicago Tribune. L’Amérique aussi s’est émue de ce Roméo et Juliette des corons.
Une enquête, bien réelle, fut menée à l’encontre du cantonnier, Romain CIRIEZ "qui ne semble pas doué d’une vive intelligence", précise l’article avec une sévérité toute journalistique. Il aurait dû surveiller les abords de la voie. Mais que peut-on vraiment reprocher à un homme dont la seule faute fut d’être dépassé par la douleur des autres ?
Les funérailles de René et de son père Pierre TAINE eurent lieu simultanément. La foule était immense. On parla de milliers de personnes. De nombreuses personnalités firent le déplacement. Certains vinrent de Caudry, d’autres de Cambrai. Il y eut des discours. Des pleurs. Et une "glise pleine à craquer.
Mais Blanche a survécu. Et, le 11 juillet 1929, elle accoucha d’un enfant sans vie.
Une quatrième victime. Inaperçue des registres, ignorée des journaux. L’ultime retentissement muet de ce drame épouvantable. Cette grossesse, tenue secrète, inconnue des Bertrésiens à l’époque, fut peut-être l’élément déclencheur de la dispute fatale avec le père de René. Ce dernier mot plus haut que les autres, ce refus catégorique, ce geste désespéré. Qui sait ?
Blanche, je l’ai même connue.
C’est Serge Liénard, mon ami d’enfance, qui me l’a rappelée. Je l’avais oubliée. Ou plutôt, je ne l’avais jamais vraiment reconnue. Je ne me souvenais pas de ce bras partiellement amputé, souvent dissimulé sous un gilet sombre. Elle le portait comme un secret de laine, boutonné jusqu’au cœur.
Elle parlait peu, avec cette douceur des gens qui ont traversé l’indicible. Mademoiselle Blanche — on la nommait ainsi, longtemps. Puis un jour, en 1958, à 52 ans, elle épousa Francesco FANTONI, un veuf discret, venu d’Italie. Un nom qui sonnait comme une nouvelle promesse.
Elle terminera ses jours à Pau, chez sa sœur Madeleine, en 1988. Elle avait alors 83 ans.
J’espère qu’elle y aura connu — enfin — trente années de paix, peut-être même de bonheur. Le vrai, tranquille, sans drame ni déchirure. Celui qui ne fait jamais la une des journaux.
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Date de dernière mise à jour : Lun 16 juin 2025
Commentaires
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- 1. Nelly POULAIN Le Mar 02 juil 2024
Bonjour,
Je suis la petite fille de Marthe DUSSOSOIS, la sœur de Blanche. C'est mon Père, neveux de Blanche, qui vient de m'adresser votre article.
J'aimais beaucoup Tante Blanche et j'ai les larmes aux yeux en lisant votre article. Je la revoie, avec son tablier, nous servir ses délicieux gâteaux. Je l'ai toujours admiré pour son courage et sa gentillesse. La petite fille que j'étais se demandait comment elle pouvait faire avec un seul bras le même travail qu'avec deux ! je l'ai toujours connue avec une prothèse que je trouvais très réaliste et elle était mariée à Francesco FANTONI.
Je connaissais son histoire mais je ne connaissais pas le nom de son ami, René TAINE, ni la tragédie qui s'en est suivie pour sa famille.
Mille merci de m'avoir offert ce voyage ancestral dans mon histoire familiale.
Bien à vous.
Nelly-
- Dominique LENGLETLe Mer 03 juil 2024
Bonjour Nelly, Merci beaucoup pour ce message. Faire revivre et éventuellement connaitre, ceux qui ont bercé notre enfance, et plus avant encore est l'objectif de ce blog. Si vous avez des photos anciennes ou souvenirs n'hésitez pas à partager. Cordialement
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- 2. VERONIQUE ESPECHE Le Ven 10 fév 2023
Quelle tristesse
Quelle tragédie ... Une histoire d'amour avortée avant d'avoir réellement débuté
Le poids des mots et des défendus peut faire des ravages -
- 3. Dussaussois Le Mer 10 mars 2021
Je ne savais pas que cette histoire avait eu un tel retentissement ,ma mère m'avait raconté cette histoire parce que nous nous posions des question sur son bras manquant.
je l'ai très bien connue (cousine germaine de mon père Absalon)
Elle conduisait très bien son solex avec un seul bras du temps qu'elle était employée a la coopérative agricole de Bertry.-
- Dominique LENGLETLe Jeu 11 mars 2021
Merci Frédo, ton avis me touche, le sujet est si délicat. Amitié, bises
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- 4. Veronique Muller-Espeche Le Dim 21 fév 2021
Une bien triste histoire d'amours contrariés ... Contée avec beaucoup de délicatesse -
- 5. Catherine Livet Le Sam 20 fév 2021
Quelle histoire !
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