Cetait au temps ...

Virginie Fruit, (1852-1931)

Tante Nini ou la figure oubliée

Bertry tombe wanecq

Il ne reste d’elle qu’un nom sur une tombe, et un surnom donné par ses neveux : Tante Nini.

Pas de descendance, pas de portrait encadré sur un buffet, pas même d’anecdotes transmises avec tendresse. Juste cette discrète présence, inscrite en pointillé dans les marges de la mémoire familiale.

Virginie Fruit, mon arrière-grand-tante naît en 1852 à Bertry, deuxième des cinq enfants de Célestin Fruit et Anne Fortune Virginie Taine. Sa sœur aînée, Sophie, épouse Charles Hutin et part tôt s’installer en région parisienne. Virginie, elle, va rester.

 

À la naissance d’Émile, le benjamin de la fratrie, Virginie a douze ans. C’est jeune, mais c’est assez pour devenir une sorte de "petite mère", comme tant d’aînées avant elle. Elle l’élève presque autant que leur mère, tisse avec lui une proximité qui ne se démentira jamais. Des années plus tard, lorsqu’il fonde sa propre famille, elle vit sous son toit, rue du Bois (Lazare Carnot), partageant le quotidien d’Émile, de sa femme Aimée Wanecq et de leurs enfants.

Sur le recensement de 1906, elle est tisseuse. Une ligne parmi d'autres. Mais cette mention ouvre sur une réalité concrète : chez ces artisans  modestes, le métier à tisser devait tourner, jour après jour, pour nourrir la famille. Peut-être se relayaient-elles, Aimée, Virginie, et Émile quand il ne travaillait pas à l’extérieur comme mécanicien. Pas de retraite, pas de répit. On vivait ensemble. On travaillait ensemble.

La vieille fille

Une vieille fille

Photo générée par IA

Virginie est restée célibataire. Pourquoi ? Personne ne le sait plus. Il n’y a plus de témoins. Officiellement – car il faut bien toujours une explication acceptable, racontable, – c’était pour s’occuper des garçons. Que j’aurais tendance, dans ce cas,  à interpréter comme : Sophie s’est envolée, alors Virginie s’est sacrifiée.

Mais à y regarder de plus près… rien, dans les dates, ne vient vraiment justifier ce « sacrifice ». . Les parents ne meurent pas jeunes, les frères sont en âge d’école quand elle-même est encore jeune fille. Et c’est peut-être cela, le plus troublant : cette absence d’explication, cette disparition douce de l’individu dans l’utilité familiale.

Il y a toujours eu des vieilles filles, dans toutes les couches sociales. Mais au XIXe siècle, le célibat féminin est généralement vu comme une anomalie, souvent associée à la disgrâce. On pense à Balzac et à son roman La Vieille Fille (1836), où l’héroïne, acariâtre, frustrée et résignée, devient le cliché même de ce que la société redoutait : une femme sans mari, sans enfants, sans fonction "noble". Une femme en trop.

« Dans le monde, une vieille fille est un être à part, une créature incomplète,

une espèce de monstre moral. »

Honoré de Balzac, La Vieille Fille (1836)

Vieille fille

Pourtant, dans la réalité, ces femmes non mariées occupaient une place précieuse dans l’économie familiale. Dans les campagnes comme dans les faubourgs industriels, leur célibat permettait souvent de maintenir un foyer, d’élever des fratries d’orphelins et de soigner les vieux parents. C’est ce que fit Virginie.

Quand ses frères furent mariés, elle resta encore pour veiller sur ses parents âgés. Là encore, tout le monde trouva sans doute cela bien pratique. Une présence sur qui l’on pouvait compter. Le père mourut en 1889, la mère en 1898.  Elle rejoignit alors le foyer d’Émile, sans bruit, sans rupture.

« Il est des existences qui ne sont qu’une suite de renoncements. »

— Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes

Une vie, un choix, une souffrance ?

Images 4

Était-elle affligée d’une disgrâce physique, d’une faiblesse mentale qui l’eut rendue « non mariable »  comme un pied-bot, une épilepsie (Le Grand Mal).

Était-elle accablée par le poids de l’éducation, de  la religion ? Est-ce qu’en refusant l’état de femme mariée, la jeune fille refusait du même coup sa sexualité, sa féminité.

Et s’il y avait eu un amour ? Un amour déçu ou malchanceux, devenu chagrin d’amour. Un amour caché, empêché par la morale, les convenances. Peut-être un prétendant déjà marié, peut-être une amie trop chère, trop intime. Peut-être même rien de tout cela, simplement l'absence. l'amour qui n’est jamais venu.

Peut-être aussi une liberté plus grande qu’on ne l’imagine, sous une apparente soumission. Elle a eu sa place, sans qu’on sache aujourd’hui si elle l’a choisie ou acceptée.

N'as tu vécu pour nous autrefois, que sans jamais penser à toi...

Elle meurt en 1931, peu avant Émile, avec qui elle partageait tant. Et c’est avec lui et sa femme qu’elle est inhumée. Comme si, dans la mémoire familiale, sa vie s’était confondue avec celle des autres.

On pourrait conclure que son célibat fut une non-vie, une absence de trajectoire propre. Ce serait injuste. ce fut une vie, simplement différente, en filigrane.  Si son souvenir s’est effacé, c’est peut-être aussi parce qu’elle avait rempli son rôle avec tant de constance qu’on en oublia, avec le temps, de le raconter.

A Virginie et à toutes les "veilles filles" de mon arbre, je dédicace cette  ancienne chanson d’Hugues Aufray, aux paroles intemporelles. Virginie est notre Céline. Nous avons toutes et tous une Céline dans notre arbre. Et là, dans le creux d’un refrain, une vérité simple nous revient : Tante Nini n’a peut-être pas eu d’enfants… mais elle en a élevé. Et nous ne l’oublierons jamais...

Article a été rédigé dans le cadre du Généathème de juin 2025.

Une vie sans mariage : choix ou destin ?

Pour ce généathème, nous vous proposons de mettre en lumière l’un de ces collatéraux oubliés. Offrons à ces célibataires la place qu’ils méritent dans nos récits familiaux. À vous de jouer !

 

Geneatheme 0625 mini

 

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Date de dernière mise à jour : Ven 13 juin 2025

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