Léa Langlet Fruit (1889-1976)
20 octobre 1919
Dans quelques heures, je deviendrai Madame Fruit, l’épouse de Louis.
Je devrais être heureuse, insouciante comme toute jeune fille à marier. Mais comment l’être entièrement, quand deux absents pèseront sur la noce, quand la guerre a laissé derrière elle tant de cœurs brisés, tant de chaises vides ?
Je suis née en 1889. Cette année-là, Paris célébrait l’exposition universelle, et l’on inaugurait le Moulin Rouge. Une époque de lumière, de fêtes, d’insouciance.
Et pourtant, trente ans plus tard, la guerre a tout balayé.
La guerre
Antoine est tombé en 1917. Paul, l’an dernier.
Deux frères que la guerre m’a pris, deux piliers de mon enfance, dans cette maison où j’étais la petite dernière, la seule née à Bertry. Ils me taquinaient, veillaient sur moi. Demain, ils ne seront pas là pour me voir en robe blanche.
Je sais que maman, déjà tant éprouvée, retiendra ses larmes autant qu’elle le pourra. Mon père, lui, se tiendra droit, mais je verrai dans son regard ce vide que rien ne pourra combler.
Je repense au mariage d’Antoine et Albertine en 1912. Comme la noce était joyeuse ! Il y avait du monde, du bruit, des rires. On avait chanté La Valse Brune, Viens Poupoule, et d’autres refrains légers qui faisaient danser les invités. Les hommes levaient leurs verres, les femmes échangeaient des sourires complices. C’était une autre époque, un autre monde.
Et puis cette maudite guerre est arrivée. Antoine est mort, Paul aussi. Heureusement, Eugène, l’époux d’Angèle, ma sœur aînée, est revenu. La vie chasse la mort, leur sixième enfant est né le mois dernier, il s’appelle Paul Antoine.
Louis
Louis…pendant quatre longues années, j’ai tremblé pour lui.
Quatre années à guetter les nouvelles, à craindre chaque courrier, chaque nom affiché sur les listes. Quatre années de silence parfois, d’attente interminable, à me demander s’il reviendrait. Je n’osais pas trop en parler, car maman et papa pleuraient déjà assez pour mes frères, mais la peur ne me quittait jamais.
Enfin, Louis est rentré, auréolé de gloire. C’est un brave. Il a servi comme infirmier et a risqué sa vie pendant tout le conflit pour sauver ses camarades blessés. Il est marqué, éprouvé, comme tous ceux qui en sont revenus, mais vivant. Et demain, je serai devenue sienne et je lui rendrai le sourire.
Je pense à mes belles-sœurs, qui se préparent à nous accompagner.
Émilie, la veuve de Paul est là, avec ses deux petits, deux orphelins qui n’auront plus jamais de père pour les serrer dans leurs bras. Elle sourit autant qu’elle peut, elle veut être forte pour eux, mais je vois bien son expression lorsqu’elle croit que personne ne l’observe. À presque quarante ans, elle a vieilli d’un coup. Cette lueur de fatigue, de solitude, de chagrin, ne la quittera plus, c’est certain.
Albertine est de mon âge. Elle n’a pas eu le temps d’avoir un enfant d’Antoine avant que la guerre ne le lui prenne. Elle est jeune encore, mais le veuvage pèse sur elle comme un manteau trop lourd.
À mes noces il n’y aura pas ces chansons d’autrefois. On n’ose plus les fredonner. Il ne reste que les airs des soldats, ceux qui rappellent trop de souvenirs, ceux qu’on ne peut chanter sans que les cœurs se serrent.
Et pourtant, malgré cette ombre, l’espoir subsiste. Louis est un homme bon, un homme droit. Il sait parler de l’avenir avec sérieux et optimisme, comme s’il pouvait, d’un fil et d’une étincelle, rallumer les lumières éteintes. Nous fonderons notre foyer, prenant soin de notre maisonnée comme maman l'a fait pour nous.
Tout à l’heure, je dirai « oui ». Parce que la vie continue, parce qu’il faut reconstruire. Parce qu’il reste l’amour, et qu’il me faut croire que, quelque part, mes frères veillent sur moi.
Léa Langlet
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Date de dernière mise à jour : Jeu 09 oct 2025
Commentaires
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- 1. Petits cailloux Le Dim 12 oct 2025
Très bel article, particulièrement émouvant-
- Dominique LENGLETLe Lun 13 oct 2025
merci beaucoup
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- 2. VERONIQUE ESPECHE Le Jeu 09 oct 2025
Un moment joyeux terni par les pertes dues à la guerre ... -
- 3. Aline Dole Le Jeu 09 oct 2025
Un magnifique texte, comme d'habitude. j'aime quand on fait parler nos ancêtres, quand ce sont eux qui dirigent l'article.-
- Dominique LENGLETLe Jeu 09 oct 2025
J’aime aussi faire parler nos ancêtres, même si j’ai toujours une petite crainte de m’éloigner de mon rôle de généalogiste. Après tout, leurs paroles sont inventées, leurs émotions supposées… En dehors du rendez-vous ancestral, je me demande souvent si cette liberté est bien orthodoxe !
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- 4. Bruneau Christiane Le Jeu 09 oct 2025
Magnifique, ton texte. Très émouvant !
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