Aimée Thérèse Wanecq, notre arrière-grand-mère, naît le dimanche 23 février 1868 à Bertry, dans le Cambrésis. Issue d’une famille catholique, elle est baptisée sur les fonts de l’église Notre-Dame de la Visitation. Elle est la fille légitime d’Alcide Joseph Wanecq, tisseur, âgé de 39 ans, et d’Anne Élisabeth Ambroisine Louvet, ménagère, âgée de 31 ans.
Aimée est la troisième d’une fratrie de six enfants. Elle a un frère aîné, Jean-Baptiste, né en 1861, et une sœur aînée, Anne, née en 1864. Viendront ensuite Charles, Anastasie et Noël.
Les Wanecq ne sont Bertrésiens que depuis quatre générations. C’est l’arrière-grand-père d’Aimée, Antoine Wanecq, originaire de Beaurain, petit village du Solesmois situé à une vingtaine de kilomètres, qui épousa une jeune femme de Bertry, installant durablement la famille dans ce village du Cambrésis.
Ses parents travaillent comme la majorité des Bertrésiens de l’époque : ils sont tisseurs à domicile. Aimée naît au cœur du Second Empire, à une période de relative prospérité économique, favorisée par une longue paix et de réels progrès techniques. L’Exposition universelle de Paris, organisée l’année précédant sa naissance, en est un symbole éclatant : elle célèbre l’industrie et l’agriculture, vitrines d’un pays confiant dans son avenir.
Il est pourtant difficile de se représenter ce que pouvait être l’enfance d’une petite fille dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pendant longtemps, une grande partie des nouveau-nés était promise à une mort précoce. Les maladies infantiles, la malnutrition, faisaient des ravages, provoquant une véritable hécatombe qui pouvait emporter jusqu’à la moitié des enfants.
Si la France impériale se donne en spectacle à Paris, exhibant ses machines, ses palais de verre et sa confiance en l’avenir, à Bertry, l’écho de ces fastes parvient assourdi. Le village vit à son propre rythme, celui des métiers à tisser, des saisons et des nouvelles qui circulent de bouche à oreille. L’actualité nationale semble lointaine, presque abstraite.
Ici, on se sent davantage concerné par ce qui se raconte à la sortie de la messe ou autour d’une table d’estaminet que par les discours venus de la capitale.

En ce début d’année 1868, les langues vont ainsi bon train à Bertry autour d’un fait divers rapporté par la Gazette du Cambrésis : un train de chemin de fer aurait été attaqué par des loups. L’article est lu, commenté, enjolivé. À l’estaminet, l’un des consommateurs, un peu trop inspiré par la bière locale, va jusqu’à affirmer qu’un loup rôde désormais chaque nuit autour de sa ferme.
Le lendemain, rentrant chez lui, il aperçoit un gros quadrupède dans sa cour. Persuadé d’avoir affaire à la bête redoutée, il tire, alerte le voisinage, et les hommes accourent, armés de bêches et de fourches. La frayeur collective retombe lorsqu’on découvre qu’il ne s’agissait que d’une pauvre « maguette », une chèvre égarée. L’affaire prête à rire et alimente encore quelque temps les conversations.
Ces peurs, alors sans conséquence, disent pourtant quelque chose d’un monde rural prompt aux rumeurs, mais encore à distance des grands bouleversements. Nul n’imagine que, deux ans plus tard, la peur cessera d’être un sujet de plaisanterie.
En 1870, la guerre éclate. Bertry connaît l’occupation prussienne. Les uhlans, reconnaissables à leurs uniformes sombres et à leurs lances, inspirent une crainte durable. On ferme les volets plus tôt, on parle bas, on évite les chemins isolés. Aimée n’a que deux ans, mais la guerre s’inscrit dans sa petite enfance par les silences des adultes, les inquiétudes palpables, et ces peurs transmises bien au-delà de l’événement lui-même.
La vérité de l’enfance d’Aimée se situe sans doute quelque part entre la misère décrite par Victor Hugo dans Les Misérables et l’enfance idéalisée que peint la comtesse de Ségur dans Les Petites Filles modèles.
Au XIXe siècle, les enfants travaillent souvent très tôt, parfois dès l’âge de six ans : dans les fabriques textiles, dans les mines — jusqu’en 1880 —, ou aux travaux des champs. À la campagne, ils aident aussi leurs parents artisans. Il faudra attendre les lois de la IIIᵉ République pour fixer un âge minimum de travail à 12 ans et interdire le travail de nuit en 1874.
Jusqu’à la moitié du XIXe siècle, les filles ne vont généralement pas à l’école. On leur enseigne avant tout une vie pratique et utilitaire : elles sont destinées à devenir de bonnes épouses et de bonnes mères chrétiennes. Vers 1850 apparaissent les premières écoles pour filles, mais c’est encore la IIIᵉ République qui généralisera l’école laïque et obligatoire à partir des années 1870. J’imagine alors la petite Aimée jouant avec une poupée de chiffons et de paille, ou faisant rouler son cerceau dans une rue du village.

Les années passeront, Aimée épouse Émile Fruit le 13 juin 1896, à l’âge de 28 ans. Une union relativement tardive pour l’époque, sans explication formelle, si ce n’est la situation familiale d’Émile, benjamin de sa fratrie, resté longtemps célibataire pour veiller sur sa mère après le décès de son père, et l'épée de Damoclès que représente le risque d'etre appelé pour cinq longues années de service militaire.
C’est à cette étape de leur histoire que le généalogiste moderne que je suis a pu se permettre un léger pas de côté. À partir d’une photographie du couple, prise bien plus tard, le temps ayant déjà laissé son empreinte sur leurs visages, j’ai fait appel à la magie de notre siècle. Grâce à l’intelligence artificielle, j’ai pu rajeunir Aimée et Émile, effacer les rides du labeur et des années, et tenter de les représenter tels qu’ils devaient être au moment de leurs noces.
Ce n’est bien sûr qu’une interprétation, mais elle permet d’approcher autrement ce couple au seuil de sa vie commune : Aimée, jeune femme encore pleine d’élan, Émile, solide et sérieux, prêts à fonder un foyer.
En 1905, le couple, ayant acquis un terrain rue du Bois — ancienne rue Lazare Carnot —, fait construire sa maison par les établissements Rousseau-Laude, comme en témoigne la facture de construction conservée, miraculeusement, plus d’un siècle plus tard.
Aimée perd son père Alcide en 1906, à l’âge de 38 ans, puis sa mère deux ans plus tard.
Dans le meme temps, le quotidien s’améliore peu à peu. Aimée verra entrer dans sa maison des progrès qui transforment la vie ordinaire : l’électricité, puis l’eau courante dans chaque foyer. Des révolutions silencieuses, modestes en apparence, mais qui allègent les gestes et changent le confort de tous les jours. Elle aura traversé un siècle en mutation, passant d’un monde encore très proche de celui de ses aïeuls à une modernité désormais bien installée.
Aimée donnera naissance à six enfants en quatorze ans. Deux lui seront arrachés trop tôt : la petite Gabrielle, qui ne vivra que quelques mois, puis Noël Aimé, emporté accidentellement par une noyade. Cette disparition-là ne ressemble pas aux autres. Elle survient dans un moment de jeu des enfants. Ce sont ces morts-là qui laissent derrière elles un poids plus lourd encore : celui des "et si…" de la culpabilité silencieuse, jamais dite, mais toujours présente. Voir l'article ICI
En 1914, Aimée est une femme de quarante-six ans, mère de famille. La guerre éclate. Cette fois, il ne s’agit plus d’un conflit lointain ou brièvement subi, mais d’une guerre totale, longue, industrielle, qui engloutit une génération entière.

Bertry est occupé, soumis aux réquisitions et aux privations. Une partie du village est détruite. L’angoisse s’installe partout, même là où aucun fils n’est encore mobilisable. Car aucune famille n’est épargnée : il y a toujours un frère, un oncle, un cousin au front. Les nouvelles sont rares, les absences pesantes, les silences lourds de sens. La peur ne se vit plus dans l’instant, mais dans l’attente, interminable.
Sur ses quatre enfants survivants, Aimée n’a qu’un fils, encore trop jeune pour être mobilisé. Cette inquiétude précise lui sera épargnée, mais elle partage celle de tout un village suspendu aux nouvelles venues du front.
Après la guerre, la famille se transforme. C’est ma grand-mère Gabrielle qui sera la première à quitter le nid familial pour se marier, ouvrant une nouvelle page de l’histoire. Aimée, devenue grand-mère à son tour, cultive alors cet art discret de transmettre, d’observer, d’accompagner.
En 1935, une photographie prise lors de la communion de mon père, rue de la République à Bertry, fixe Aimée et Émile dans leur dernière années commune. Quelques mois plus tard, en octobre, Émile s’éteint à 71 ans.
Aimée, âgée de 67 ans et déjà souffrante, ne peut plus vivre seule. C’est à ce moment-là que mes grands-parents quittent leur logement pour venir s’installer rue Lazare Carnot et prendre soin d’elle jusqu’à la fin.
Elle mourra en 1938, deux mois seulement après le mariage de sa benjamine, Noëlla.
Si le parcours d’Émile Fruit, l’époux d’Aimée, apparaît ici en filigrane, c’est qu’il méritait à lui seul un regard plus approfondi. Sa vie, étroitement liée à celle d’Aimée sans jamais s’y confondre, fait l’objet d’un article qui lui est consacré, à retrouver ICI

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Date de dernière mise à jour : Ven 26 déc 2025
Commentaires
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- 1. Natacha Le Ven 26 déc 2025
J'admire vos recherches et écrits.-
- Dominique LENGLETLe Ven 26 déc 2025
merci, c'est gentil
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- 2. Catherine Livet Le Lun 20 fév 2023
C'est vraiment une grande chance d'avoir des documents, comme cette facture de 1905, qui sont les témoins des moments importants de la vie de nos ancêtres.
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