Les conscrits de la famille Pruvot

Comme chaque troisième samedi du mois, je suis sollicitée par le groupe d’écriture auquel j’appartiens pour participer au défi d’écriture le "Rendez-Vous Ancestral" : j’en rappelle le principe, il s’agit d’écrire une rencontre fictive avec l’un des personnages de notre arbre, en intégrant les éléments généalogiques dont nous disposons. Je n’ai quasiment pas participé cette année, prise que j’étais par la réfection de la maison de Bertry.

De retour au domicile, j’ai retrouvé mon environnement de travail, les précieux documents anciens que je feuillette avec volupté et mon pot à crayons fétiche. Il n’en faut pas plus pour m’emmener vers le passé.

Un charretier, paysan, arrête son équipage près de la chapelle Ste Anne, où je suis moi-même, afin de laisser descendre un voyageur assis à son côté. Ce dernier, remercie et salue son convoyeur qui poursuit son chemin.

L’homme semble épuisé en cette fin d’après-midi de mai. Nous entamons une conversation de politesse, sur la pluie et le beau temps, comme il est d’usage dans les villages où personne ne s’ignore. Il me dit rentrer fourbu d'un voyage à Cambrai. La voiture de transport qui fait la liaison Cambrai-le Cateau, l’a laissé à plusieurs kilomètres de là. Il a beaucoup marché avant de trouver une âme charitable qui le ramène à Bertry.

L’homme se présente comme Pierre Pruvot. Je tends l’oreille immédiatement alertée par le patronyme tellement fréquent dans ma généalogie. Je lui dis être apparentée à la famille Lenglet, ce qui le fait sourire, peut-être sommes-nous cousins, plaisante-t-il. Il ne croit pas si bien dire, c’est le grand-père de mon arrière-grand-mère Sophie Pruvot. Cependant, je pense qu’il n’est pas nécessaire de lui embrouiller l’esprit avec ce genre de précision.

Pierre, décidément en verve, m’explique la raison de son voyage dans la ville sous-préfecture, située à une bonne vingtaine de kilomètres. Il s’est rendu chez un notaire où il a conclu un contrat avec un représentant de la « Maison de Remplacement Militaire ».

Cette société s’engage à recruter, présenter et faire agréer par le conseil de recrutement du département du Nord, un remplaçant pour faire le service militaire à la place d’un conscrit qui aurait tiré le mauvais numéro.

« Serait-ce le cas pour un membre de votre famille,  monsieur Pruvot ? 

Ce dernier acquiesce, son fils François, jeune soldat de la classe 1843, a obtenu le numéro 138 au tirage au sort du canton de Clary. Pierre Pruvot vient de régler la somme de 1850 francs contre l’engagement de parfaite exécution de la période militaire par un remplaçant, et par un ou plusieurs autres remplaçants successifs en cas de désertion, jusqu’à l’entière libération de son fils, de manière à ce que celui-ci ne puisse être inquiété ou recherché.

Je me montre très intéressée par ce genre de procédure dont j’ignorais l’existence.

Pierre a la bonté de me montrer l’acte en question.

Le 11 septembre 1844, François Weix, originaire de  Hochfelden dans le Bas-Rhin, ancien militaire, s’engageait à remplacer François Pruvot, pour la durée de sa période militaire. Je retrouverai périodiquement sa trace via les archives de Gallica, il semble que cet homme fera carrière dans l’armée, sans que j’en sache plus.

Je continue de l’interroger à propos de ses autres fils.

C’est ainsi qu’il m’explique avoir souscrit une « assurance contre les chances du tirage au Sort » afin de couvrir son fils Guislain, futur conscrit de la classe 45. L’homme me montre l’exemplaire du contrat d’assurance, pour la somme de douze cents francs. En cas de réforme, il sera fait une remise de trois cents francs. Voilà une affaire bien juteuse, pour le sieur David Alexandre, qui à la fois, fait souscrire une assurance et en même temps, dirige la Maison de Remplacement Militaire.

Le puzzle se met en place, je comprends mieux à quoi correspondent les documents en ma possession, près de 180 ans plus tard. Je ne peux rien lui dire, bien sûr, mais Guislain ne tirera pas le mauvais numéro.

« J’ai encore un fils de 14 ans, Ferdinand, pour lui, je souscrirai aussi une assurance, quand le temps sera venu » me dit-il.

 Là encore, je me tais, je sais. J’ai en ma possession une lettre en date du 22 septembre 1851 que Pierre adresse à Mr le Commandant du recrutement à Lille, pour l’informer que Ferdinand a été remplacé par un individu recruté par Mr Alexandre, il se permet donc de retourner l’ordre de route que son fils a reçu par erreur.

Je me dis que Pierre Pruvot et son épouse Amélie Blutte doivent être très à l’aise financièrement pour pouvoir supporter toutes ces dépenses et subvenir aux besoins de la famille, ce n’est pas donné à tous les tisseurs. Soudain, une petite lumière rouge s’allume dans ma tête à propos du couple, j’ai une question à poser Pierre, mais c’est délicat…

Avant d’épouser la jeune Amélie, 25 ans en 1820, la mère de ses enfants, notre homme a été marié. Lorsqu’il avait 30 ans, en 1806, il avait épousé une veuve de 53 ans, Anne Leduc. Cette dernière n’avait pas eu d’enfant avec son premier mari. Ce mariage hors norme m’avait interpellée, à tel point que j’avais cru à une erreur de retranscription, une homonymie.

Il faut que je l’interroge, mais comment m’y prendre, alors que je réfléchissais, je n’ai pas vu les nuages s’amonceler, tout à coup de grosses gouttes de pluie se mettent à tomber. Mon interlocuteur interrompt ma rêverie et me lance :

«  Je crois qu’il faut nous quitter, Mademoiselle, l’averse arrive. Ravi d’avoir fait votre connaissance, à bientôt peut-être  »

J’ai réfléchi à ce premier mariage, il m'a tout l’air d’un arrangement familial !

 Avec les documents ci-dessus, il y avait autre chose, un papier auquel je n’avais pas prêté attention, parce qu’établi au nom de Pierre Jh Prévost, dit Delaie. Il s’agit d’un certificat, daté de 1807, émanant de la Garde Nationale d’Elite en Activité, basée à St Omer.

Cette garde constitue une force supplétive progressivement transformée en une véritable armée territoriale de réserve organisée par décret impérial. Nous sommes en pleines guerres napoléoniennes très gourmandes en hommes. De forts contingents sont recrutés pour défendre les frontières, notamment, en Nord, Somme et Pas de Calais. Dans chaque commune, est établie une liste d’hommes en mesure d’être incorporés. Les désertions sont nombreuses.

Je soupçonne Pierre Pruvot de s’être marié uniquement pour échapper au recrutement. Il n’y échappera pas, mais au moins sera-t-il rapidement libéré au bout de 5 mois d’armée, seulement.

Je connais le nom du remplaçant de Ferdinand Pruvot, il s’agit d’Amand Zugmeyer.

Une rapide recherche via Geneanet, m’a conduite vers un profil qui pourrait correspondre :

Un jeune homme, journalier, né en 1829 dans le Bas-Rhin. Je constate, si c’est bien lui, qu’il s’est marié en 1859 et est mort en 1906.

Au moins ai-je la satisfaction de penser qu’il ne s’est pas fait trouer la peau pour un membre de ma famille.

In Fine ce qui m'épate le plus dans cette histoire c'est que tous ces documents soient parvenus jusqu'à moi ! Je suis une généalogiste chanceuse et heureuse !

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