Cetait au temps ...

Euphrasie Fruit (1814-1849)

PROLOGUE – 6 octobre 1849, Hôpital militaire de Cherchell

Hopital militaire cherchell

À Cherchell, Algérie, l’hôpital militaire occupe un ancien bâtiment turc, autrefois une mosquée. Le Génie l’a transformée dès l’installation de la garnison française.
On y soigne les soldats… mais aussi les colons.Depuis des semaines, les admissions se succèdent. Hommes, femmes, enfants, épuisés par le voyage, le travail, la chaleur.


C’est ici qu’Euphrasie Fruit a été transportée. Elle a trente et un ans. Elle est admise depuis quelques jours, très affaiblie.
Sa fille Rosalie est morte dans cet hôpital une semaine plus tôt. Son fils Jean-Baptiste, dit Désiré, est encore hospitalisé.

Il y a une ombre blanche qui passe près de mon lit. Une sœur, sans doute. Je ne vois pas bien son visage… tout se trouble… mais je sens sa main, froide et légère, sur mon front brûlant.

Elle ne reste pas. Personne ne reste longtemps, ici. Il y a trop de malades, trop de plaintes, trop d’enfants qui pleurent. La maladie a pris tout le monde d’un coup, comme une vague. 

Quand elle s’éloigne, le vacarme revient : un seau qu’on renverse, un homme qui tousse fort, des gémissements qu’on tente d’étouffer.

C’est un drôle d’hôpital… on dirait une église. 

Je suis fatiguée. Ça me tombe dessus comme une pierre. J’ai froid et chaud en même temps. J’essaie de rester éveillée, de comprendre où je suis. Mais dès que je ferme les yeux, tout recommence : le bruit de la mer, le roulis du bateau, la poussière des pistes, la chaleur qui écrase la peau.

Rosalie… Ça fait huit jours maintenant. On m’a dit qu’ils l’avaient enterrée sur une petite hauteur, là-bas, près des eucalyptus. Je n’ai pas pu y aller. Elle n’avait que trois ans. Mais pourquoi l’appelle-t-on Philomène ?

Jean Baptiste, lui, est ici depuis plusieurs semaines. On l’a emmené dans une autre baraque, avec d’autres enfants. Ils disent que c’est pour éviter qu’il prenne encore plus mal. Je voudrais les croire. Il n’a que cinq and mon petit bonhomme. Parfois, j’entends des pleurs… je me demande si c’est lui. Je ne peux pas me lever pour aller voir…

La sœur revient un instant. Elle ajuste la couverture, puis repart. Elles font tout ce qu’elles peuvent, mais la maladie va plus vite qu’elles. Ça se voit à leurs yeux, à leurs gestes trop précipités.

Je sens bien que mes forces me quittent. Comme si quelque chose en moi se détachait doucement. Je n’ai presque plus de voix, mais ma tête, elle, n’arrête pas.

Les souvenirs reviennent, pêle-mêle : Bertry, les hivers gris, le bruit des métiers, mes deux mariages, les enfants, le voyage… si long… si dur… la mer… la lumière trop blanche quand on est arrivés.

Je ne sais pas si je verrai demain.

Alors… avant que tout s’éteigne… j’essaie de rassembler ce qu’a été ma courte vie. Juste pour ne pas disparaître trop vite. Je n’ai que trente-cinq ans. Juste pour me souvenir.

Bertry

Quand je ferme les yeux, c’est là que je retourne.

Pas à Marengo, pas cette chaleur écrasante… mais dans le petit village du Cambrésis, avec ses maisons de briques, ses toits collés les uns aux autres et l’odeur lourde de la terre du Nord.

Mon père, Antoine… toujours dans la cave, penché sur l’otil.
L’humidité, le froid… ça lui a cassé le dos. Il travaillait… encore et encore.
Chez nous, on ne parlait pas beaucoup. On entendait surtout le claquement des métiers, du matin jusqu’au soir.

Ma mère, Geneviève, ne touchait pas à l’otil. c’était une affaire d’ hommes. Et puis, avec sept enfants à nourrir, laver, soigner, elle avait bien assez d’ouvrage.

Mes frères…Il y en avait trois.

Célestin avait quatre ans de plus que moi. Il est mort quand j’en avais dix. On avait déjà enterré, le petit Louis.  Je me souviens du jour où on l’a porté dehors, Je ne comprenais pas vraiment. Trop jeune. Un autre Célestin a remplacé mon grand frère. Lui était pressé de vivre, de tout connaitre, il est devenu père à 18 ans. Deux ans après il était mort lui aussi.

J’ai trois sœurs… les filles ont mieux résisté !Elles se sont mariées, ont eu des petits. Elles vivent encore toutes là-bas. J’ai peu de nouvelles, le courrier est rare, et puis, personne ne sait lire et écrire. Notre mère est toujours vivante, près de mes sœurs, à Bertry…

Mon père, lui, est parti en août. Nous avons reçu une lettre. Le courrier est un peu long mais il fonctionne.

Bertry, ce sont des visages que je ne reverrai plus. Je croyais que la vie serait plus douce ailleurs. J’espérais que les morts cesseraient de nous suivre. Je me trompais.

J’avais vingt ans quand je me suis mariée avec Evrard Bury. Un garçon du village. Tisseur, comme nous tous. Il avait des mains sûres, des mains qui savaient mater les fils rebelles de la soie. Il était à peine plus vieux que moi. J’avais déjà dit oui avant de me marier, Un petit Désiré était né quelques mois avant la noce. Il a vécu moins d’une année. Notre petit Louis est arriv, deux ans plus tard.

Evrard est mort peu après. Dieu me l’a repris.

Alors, l’année suivante, je me suis remariée. Bruno Coet. Un autre tisseur de Bertry.

Un homme droit, travailleur, solide. Avec lui, la vie a repris son cours.

Nous avons eu trois enfants. Jean-Baptiste — qu’on appelle Désiré — et puis Rosalie.

Et Vital, où est Vital… je suis si fatiguée, tout se mélange dans ma tête.

Bruno travaillait dur. Mais plus on travaillait, moins on s’en sortait. Après la révolution de février les jours étaient tous pareils : le métier qui claque, l’odeur de la soie humide, la soupe maigre du soir, les enfants contre moi quand l’hiver était trop froid.

On n’avait pas grand-chose, mais d’autres avaient encore moins que nous.  Tous ces belges qui arrivaient. Alors parfois, on se disait que peut-être, ailleurs, ce serait mieux pour nous aussi.

Je crois que c’est cette pensée-là qui nous a fait partir.

Le chemin jusqu’à Paris

On a quitté Bertry au matin, sans faire de bruit. Les enfants blottis contre moi sur la charrette. Je me souviens du vent froid. Et du silence, étrange, comme si le village nous regardait partir sans oser parler.

Jusqu’à Paris. On avait l’impression d’aller très loin, déjà. Et pourtant, le vrai voyage n’avait pas commencé.

À Paris, il y avait du monde… tellement de monde.
On ne comprenait rien à ce tumulte.
Les gens nous regardaient parfois avec envie.

On nous avait fait de belles promesses. Noir sur blanc, sur une grande affiche.

Pour peu qu’on signe, on nous donnerait une terre — sept, dix hectares peut-être. Et une maison aussi, bâtie aux frais de l’État. Le voyage serait gratuit, la nourriture assurée pendant trois ans, “le temps nécessaire pour vivre de votre travail”, disait le papier.

On y croyait. Quand on n’a plus rien, on s’accroche à ce qu’on nous promet. Aujourd’hui, quand j’y repense…
ah, oui…On nous avait bien eu.

Avant le départ, on avait eu droit à de beaux discours, même l’évêque s’était déplacé pou nous bénir, nous les colons et le drapeau français.

Sur les canaux

On nous avait fait monter sur des bateaux tractés par des chevaux.

Le voyage était long. Au moins deux semaines. Par les canaux nous avions rejoint Chalons sur Saône puis, Lyon. Les embarcations n’étaient pas vraiment faites pour nous.
On y a dormi sur de la paille.
Nous étions des centaines… serrés… mêlés… comme si on nous avait empilés là pour s’en débarrasser.
La nuit, on s’arrêtait aux écluses.
Les hommes descendaient pour boire un coup ou fumer, tandis que les femmes gardaient les enfants pour qu’ils ne tombent pas dans l’eau noire du canal.

Il faisait froid, humide. Les journées s’étiraient, toutes pareilles, avec ce même grincement des cordages et le même balancement qui me donnait mal au cœur.

L'arrivée à Marseille

Je me souviens du port. Du grand bruit. De l’odeur de sel et de poisson. Des hommes qui criaient les noms des bateaux.
On a passé une nuit sur le quai, chacun essayait de dormir comme il pouvait, installé sur son maigre baluchon. Puis, on nous a guidés vers un vapeur qu’on appelait le Cacique.
Je ne savais pas ce que ce nom voulait dire.
Je savais juste qu’il faudrait encore partir, encore laisser quelque chose derrière nous.

On a embarqués puis attendu longtemps avant que le bateau quitte le port.
Les enfants avaient les joues rouges de fatigue.
Moi, j’avais peur de la mer. Je n’avais jamais vu tant d'eau.

La traversée

La mer…
Elle secouait tout.
Les planches craquaient, les seaux roulaient d’un côté à l’autre.
On avait si peu de place que je dormais presque assise, Rosalie sur mes genoux, Désiré contre mon cou.
Les jours de vent, les vagues tapaient si fort qu’on croyait que tout allait se renverser.

Certains priaient. D’autres vomissaient. Les enfants pleuraient.
On ne savait plus si c’était la faim, la peur, ou ce mal étrange qui leur tordait le ventre.

Je tenais mes petits comme je pouvais. Je leur disais que la mer ne durerait pas. Que bientôt, on verrait la terre.
Je crois que je le disais surtout pour moi. Ces trois jours de traversée n’en finissaient pas.

L'Afrique

Un matin, tout le monde s’est levé d’un coup. La terre était là.
Blanche, lumineuse, coupante comme un éclat de verre.
Les hommes disaient :« C’est Cherchell. » Je n’avais jamais vu une lumière pareille. Elle me brûlait les yeux.

On croyait que le pire était passé. On se trompait. Le voyage n’était pas fini. Pas encore.

Quand on a posé le pied à Cherchell, je croyais que mes jambes allaient se dérober. La terre bougeait encore sous moi, comme si la mer refusait de me laisser.

Il y avait des soldats partout.

La lumière était si forte qu’on aurait dit qu’elle traversait les habits. On nous a fait attendre, puis on nous a mis en route.

Les hommes à pied. Les femmes et les petits sur des charrettes.

Les bêtes avançaient mal.

Elles s’enfonçaient dans la boue, reculaient, soufflaient. Les soldats leur criaient dessus, mais rien n’y faisait.

On a traversé des marais, des broussailles épaisses. Parfois un oued. Il fallait descendre, relever nos jupes, marcher dans l’eau sale, remonter dans la charrette. Le soleil tapait sur nos nuques.

Les enfants avaient soif. On leur donnait l’eau qu’on pouvait, mais elle n’était pas bonne. Elle donnait mal au ventre. On l’a compris trop tard.

Les hommes parlaient d’avancer, d’arriver avant la nuit.

Moi, je regardais la route, ou ce qui en tenait lieu : juste un passage écrasé dans les herbes, un chemin ouvert de force.

Quand le soleil a commencé à tomber, on a entendu un cri… un long cri rauque, venu des collines. Quelqu’un a dit :

« Ce sont les hyènes. Elles viennent quand il y a des charognes. »

J’ai serré mes enfants contre moi. J’ai prié en silence.

Et puis enfin, on a vu des toits… non, pas des toits. Des baraques. Des planches posées en hâte, des tentes, un peu de fumée.

Marengo

On disait que c’était un village. En fait, c’était un camp où tout restait à faire. Un mois jour pour jour qu'on avait quitté Paris.

L’armée a monté en vitesse deux baraques où se sont entassées les femmes et les enfants. Les hommes devaient coucher sous la tente.

Il n’y avait rien dedans, juste des branches de palmier au sol.

On nous a dit de nous installer, que ce serait « provisoire ». Provisoire… c’est un mot qui revient souvent quand on n’a rien à donner.

La nuit est tombée d’un seul coup. Au loin, on entendait hurler les bêtes sauvages. La plaine est infestée de chacals, panthères et même des lions. Les enfants étaient terrifiés. Nous aussi.

Je me suis allongée dans la paille, les enfants collés à moi, et j'ai pensé :

« Alors voilà… c’est ici. C’est ici que tout commence. »

Les premiers jours… je crois que personne n’a vraiment compris où on avait mis les pieds. Les familles séparées. Sans un coin pour faire un brin de toilette ou satisfaire aux besoins naturels.

le village avait été prévu pour cent familles, pas plus. Mais on arrivait les uns après les autres, et il n’y avait pas assez de place. Pas assez de baraques. Pas assez d’eau. Pas assez de rien.

L’eau…

C’était ça le pire. On la portait dans des cruches trop lourdes. La source n’était pas mauvaise, mais elle était loin, trop loin pour des femmes fatiguées. Les hommes, aidés de l'armée, avaient creusé pour amener l'eau, tant bien que mal, de l'oued jusqu'au village.

Il y avait, au milieu du village, une espèce de vide. Un carré de terre battue, devenu le terrain de jeu des enfants. 

Autour, petit à petit, on a construit, des maisons en pisée, avec l'aide de l'armée. Bruno, comme tous  les hommes valides partait avant le soleil et revenait quand il était déjà tombé. ils travaillaient à la forge, à la maçonnerie, à défricher, à creuser.

 

l'épidémie

Les fièvres sont arrivées sans prévenir. On disait “la fièvre du pays”. Personne ne savait comment l’attraper ni comment l’éviter. Les gens tombaient malades les uns après les autres.

Certains guérissaient. D’autres… non.

On entendait des gémissements, des murmures, des prières, des pas pressés dans la poussière.

À l’infirmerie — ils l’appelaient comme ça, mais ce n’était qu’une tente contre une baraque — les soignants couraient, débordés.

Tous les jours, une charrette emportait des malades à moitié inconscients qui vomissaient et se vidaient, jusqu’à l’hôpital militaire de Cherchell, à l’isolement. La plupart n’en revenaient pas.

C’est là que j’ai compris. Ce pays n’allait pas nous sauver. Ce pays allait nous prendre.

Puis moi aussi je suis partie à l’hôpital.

Je n’entends plus les autres malades. Plus les seaux. Plus les pas.

Juste un grand silence. Je crois que je m’en vais.

Date de dernière mise à jour : Mer 17 déc 2025

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