Cetait au temps ...

Jean Lenglet et Clémence Hibou, mes Parigots de Bertry

La Noce

 

S’il avait existé une photo de leur mariage, on y verrait un jeune homme aux épaules solides, les mains tannées par le labeur, et une jeune femme au regard franc, déjà un peu lasse. Pas d’atours, pas de dentelles : juste la toile rude des habits du dimanche et l’odeur d’encaustique des souliers cirés pour l’occasion.

Nous sommes à Bertry, en avril 1887. Le printemps s’installe, les pommiers fleurissent, et tout le monde a remarqué que Clémence attend déjà un enfant...

Jean-Baptiste Lenglet est né ici, en 1861, fils de Charles Lenglet et de Rosalie Olivier. Son père, devenu simple journalier avant sa mort, n’avait plus ni champ ni bête.Dans ce Cambrésis de la fin du XIXᵉ siècle, la terre ne nourrit plus : on ne vit plus d’un seul métier. Depuis des générations, on est à la fois tisseur et paysan — au XVIIᵉ siècle, davantage paysan que tisseur ; au XIXᵉ, il ne reste que des tisseurs. Les lopins de terre se sont vendus un à un pour acheter des métiers mécaniques, derniers espoirs d’indépendance dans un monde qui bascule vers l’industrie.

La jeune mariée, Clémence, est fille de tisseurs, Théophile et Euphrasie Haimel. Clémence est la benjamine d’une fratrie de six enfants : cinq filles et un garçon. Mais la mortalité infantile a criblé la famille — sur les six, seuls deux enfants atteignent l’âge adulte : l’aînée, Sabine, née en 1850, et Clémence, la dernière. Les quatre autres, nés entre les deux, meurent tous avant leur première année.

La vie à Bertry

Dans ce Cambrésis de la fin du XIXᵉ siècle, la terre ne nourrit plus : on ne vit plus d’un seul métier. Depuis des générations, on est à la fois tisseur et paysan — au XVIIᵉ siècle, davantage paysan que tisseur ; au XIXᵉ, il ne reste que des tisseurs. Les lopins de terre se sont vendus un à un pour acheter des métiers mécaniques, derniers espoirs d’indépendance dans un monde qui bascule vers l’industrie.

Jean-Baptiste, lui, est voiturier. Il conduit sa charrette à travers les ruelles du bourg, transportant pour les uns et les autres des marchandises, des pièces de tissu, des ballots de fil. Comme beaucoup de paysans de l’époque, il ne sait ni lire ni écrire — son livret militaire porte la mention : « degré d’instruction : il ne sait ni lire ni écrire ». Mais il sait mener la bête et la charrue. Dispensé de service, son frère Auguste ayant déjà tiré un mauvais numéro, il reste au pays, fidèle à cette existence rude, rythmée par le cliquetis des métiers et le pas lent des chevaux.

Clémence a grandi entre les murs sonores des ateliers familiaux. Elle connaît le bruit des métiers à tisser depuis l’enfance. Ses parents passent leurs journées courbés sur leur ouvrage, les doigts agiles, le dos brisé. Elle sait que ce métier ne lui offrira pas mieux qu’à eux. Elle rêve discrètement d’autre chose. Jean-Baptiste, lui aussi, regarde vers cet ailleurs où circulent des rumeurs de travail et de lumière : la région parisienne.

Trois mois après la noce, naît Marie, leur premier enfant. Une deuxième fille, Rosalie, voit le jour en mars 1889.

Le départ

À Bertry, les salaires stagnent, les métiers s’usent, les estomacs grondent. Alors, on écoute les récits de ceux qui sont « montés à Paris ». On écrit de Puteaux qu’il y a des usines, des locomotives, des machines, et peut-être, de la chance.

Un jour, ils se décident. Ils vendent leurs rares meubles : un buffet, un lit, quelques outils, peut-être le cochon engraissé pour Noël — tout ce qui peut se monnayer pour financer le voyage. Et les voilà en route, entassés dans un train noir de suie, l’espoir en bandoulière.

La datation du départ ne laisse guère de doute :

Rosalie naît à Bertry en mars 1889

Elle meurt à Puteaux en mars 1891

Entre ces deux dates, la famille a basculé du monde rural au monde industriel.

Puteaux ; le choc de la ville

Puteaux les frappe dès leur arrivée : l’air est lourd de charbon et de métal en fusion. Les usines grondent comme des bêtes.  Le vacarme ne s’interrompt jamais — coups de marteaux, sifflets de locomotives, roulement des charrettes sur les pavés,  cris de la ville : appels des marchands de quatre-saisons, éclats des quartiers populaires, brouhaha des foules qui se pressent aux ateliers. Ici, le silence n’existe plus : même la nuit vibre encore du souffle des machines.

Jean-Baptiste devient d’abord terrassier, il creuse les fondations des nouveaux quartiers. Puis, en 1893, il est embauché comme forgeron aux Chemins de fer du Nord, dans les ateliers de construction. Pendant dix ans, de 1893 à 1903, il participera à bâtir le monde nouveau du rail et du fer.

En mars 1891, leur petite Rosalie meurt, deux ans à peine. La cause n’est pas connue : fièvre, maladie infantile ou simplement l’épuisement d’un corps trop fragile. C’est la première tombe parisienne de cette famille. Mais la vie reprend. En 1893 naît Euphrasie Rosalie, prénommée comme sa sœur défunte, puis un garçon, Jean-Baptiste, en 1894.

Les ch'ti se serrent les coudes

Est-ce qu’à Bertry, on parle d’eux, comme souvent, avec fierté et une pointe d’envie ? « Les Lenglet sont à Paris ! » On imagine la réussite, les beaux habits, le progrès.

La réalité est plus âpre : logements exigus, murs humides, journées harassantes. Pourtant, la solidarité ne disparaît pas. À Puteaux, une véritable chaîne d’entraide unit les émigrés du Nord : on prête un lit, on dépanne pour une nuit, on recommande pour un emploi, on partage des adresses d’épiciers bon marché. Aux veillées, on se communique les nouvelles venues du village, on mange des plats du pays, on prend plaisir à parler patois.

En 1911, Jean-Baptiste est déclaré sans profession : peut-être la santé l’a-t-elle quitté. Il meurt en 1936, à Puteaux, après une vie laborieuse, sans éclat mais digne. Clémence lui survivra quelques années.

De leurs quatre enfants, aucun ne reviendra à Bertry. Tous s’établiront en région parisienne, fondant de nouveaux foyers, de nouvelles racines.

Conclusion

Ils quittèrent Bertry sans certitude, mais sans regret : ils n’avaient rien à perdre, et tout à tenter. Puteaux n’était pas un paradis, mais c’était un horizon. Ils y trouvèrent du travail, un avenir pour leurs enfants, peut-être même une forme de liberté — celle qu’offre la ville à ceux qui ont connu la terre sans rien posséder.

Date de dernière mise à jour : Lun 03 nov 2025

  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ce site comprend de nombreuses photos.

Pour une meilleures visibilité n'hésitez pas

à cliquer sur chacune d'elles afin de l'agrandir.