Cetait au temps ...

Sophie Pruvot, mon arrière-grand-mère

Amis lecteurs, le défi du trimestre de notre groupe d’écriture nous invite à parler d’une de nos arrière-grand-mères. Immédiatement me viennent à l’esprit les aïeules déjà longuement évoquées lors de précédents billets : Marie Tamboise de Montigny, et Archange Furgerot de Clary, de ma branche maternelle, ou Aimée Wanecq de Bertry.

J’éprouve une certaine tendresse pour ces personnages que j’ai connus uniquement au travers de quelques photos anciennes. Lorsque j’étais gamine, les arrière-grands-parents représentaient des êtres nés à une époque révolue, presque préhistorique, le XIXe siècle !

Ils avaient subi les Prussiens en 1870, la Grande Guerre, mais pas le retour des Allemands en 1940. Au moins, avaient-ils accompagné l’enfance de mes parents. Marie, Archange, Aimée n’étaient pas des spectres désincarnés, j'avais la chance de les connaître vraiment grâce aux photos et aux anecdotes parvenues jusqu'à moi.

Et pourtant, dans cette liste, il manque un nom ! Une ombre, un fantôme, qui a traversé la vie sans laisser d’autre empreinte dans la mémoire familiale qu’un vide immense : Sophie Pruvot, la mère de mon grand-père Marc Lenglet.

Arbre jospin

Sophie, qui es-tu ?

1870 templeN pruvot sophie 1862

Tu viens au monde, rue de Cambrai, à l’aube d’une froide journée de décembre 1862, bien longtemps après ton frère Désiré de treize ans ton aîné.

Ton père te déclare dans la matinée, il te prénomme Sophie, comme ta grand-mère, et Adolphine comme ta mère.

Pourquoi cet écart entre les deux naissances ? Ma foi, je n’ai pas d’explication. Nulle trace d’enfant sans vie dans l’état civil. Peut-être y eut-il des fausses couches non répertoriées.

Ton père François Pruvot, n’est pas un inconnu, j’ai déjà parlé de lui récemment (voir ici) : ayant tiré un mauvais numéro il aurait dû partir pour l’armée si son père n’avait pas pourvu à son remplacement.

Il a épousé, le mardi 27 juin 1848, mademoiselle Adolphine Jospin,  la fille unique de Désiré, le matelassier et peigneur de laine venu de Belgique, et sa femme Sophie Ciriez.

 

Ce patronyme, Jospin, ne vous est pas inconnu, c’est normal. la demoiselle est apparentée à qui vous savez…(voir ici, rubrique people).

C’est l’occasion de glisser ici une petite précision concernant la religion : les parents d’Adolphine font partie des branches demeurées catholiques des familles Pruvot et Jospin. La digression serait trop longue, d’entrer dans le détail, j’y reviendrai plus tard.

Lorsque François et Adolphine se sont épousés, en 1848, ils ont souscrit un contrat de mariage avec donation au dernier vivant, afin de se protéger mutuellement. Adolphine étant mineure, ses parents l’ont représentée. Notons que contrairement à la famille Pruvot, le couple Jospin-Ciriez est illettré, c’est le notaire qui signera pour eux.          

Sophie, quelle est ton enfance ?

Poupee de chiffon et paille

Compte tenu de la différence d’âge avec ton frère, j’imagine que vous avez été élevés comme deux enfants uniques. Cependant, une ribambelle de cousins et cousines Pruvot pourront largement animer ta vie de fillette.

Joues-tu à la balle et au cerceau ? A la poupée et à la dînette ? C’est fort probable.

Tu ne connaîtras pas, ou si peu, tes grands-parents : ta grand-mère maternelle est décédée avant ta naissance, tes deux grands-pères disparaissent dans ta prime jeunesse, seule, Amélie Blutte, ta grand-mère paternelle pourra te laisser quelques souvenirs avant de quitter ce monde, l’année de tes neuf ans.

 

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Tes parents travaillent à domicile. Tisseurs, ils sont plutôt à l’aise financièrement.

Ta maman est l’unique héritière de ses parents et ton père recevra de la même façon des biens familiaux.

Ton frère Désiré, qui a tout appris du métier de matelassier auprès de votre grand-père maternel, Désiré Jospin, va tout naturellement, à l’âge de 16 ans, reprendre l’activité au décès de celui-ci. Bientôt, ce grand frère va quitter la maison, il a une amoureuse : Catherine Comien. Il l’épouse l’année de tes onze ans. Tu deviendras très vite la tante de plusieurs garçonnets.

 

Uhlan

Quelle fut ta réaction à l’arrivée des Prussiens, dans le village, en janvier 1871 ?

Ces terribles uhlans qui semaient la panique sur leur passage !

Ces « sauvages » qui avaient défait, à Saint-Quentin, l’Armée du Nord, commandée par le Général Faidherbe, pourchassaient les fuyards. Ils cantonnaient dans les communes, pillant à l’envi les récoltes et les vivres, vidaient les caves jusqu’à l’ivresse et molestaient les populations.

Heureusement, leur présence dans le village ne dura qu’une semaine.

Les éléments de l’état civil ne permettent pas de situer l’adresse exacte du domicile familial, en dehors de « rue de Cambrai ».

Cependant, je suis en possession de l’acte d’achat, en 1854 par les parents d’Adolphine Jospin, mon arrière-arrière-grand-mère, d’une maison, et du terrain, «  sise à Bertry, à proximité du temple protestant, tenant d’une lisière à Pierre Jph Meresse et Philippe Rousseau, d’autre à Jean Bste Jospin et François Vis et d’un bout au temple protestant ». Cet achat provient de la vente par adjudication effectuée par Mme Rosalie Haimel veuve de Valentin Poulain.

Je me suis rendue maintes fois sur les lieux, mais ils ont beaucoup changé et je n’ai jamais pu identifier précisément la maison. Était-elle située dans la « voyette » aujourd’hui baptisée rue du temple ? L'intégralité de l'acte est visible ici, rubrique Archives familiales numérisées de l'album photo. 

Extrait vente poulain jospin

 

Sophie, quelle sera ta jeunesse ?

 

Ecole de filles 1

 

Tu fêteras tes 20 printemps en 1882.

Quelle éducation as-tu reçue ? Des cours de cuisine et de couture, en sus de l’apprentissage des fondamentaux, t’ont certainement été prodigués à l’école, comme c'était l'usage.

Tu n’as pas eu besoin de travailler sur les métiers à tisser ou à broder comme tes parents avant toi.

Comment occupes-tu tes journées ? La notion de loisirs n’existe pas. D’ailleurs, ne rien faire, rêvasser, paresser est très mal vu de la société, ne dit-on pas que l’oisiveté est mère de tous les vices !

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Ton frère, Désiré, meurt prématurément en 1887, il n’a que 37 ans, il laisse une veuve et quatre enfants en bas âge, gageons que tu passeras beaucoup de temps auprès de ta belle-sœur pour l’assister.

Tu es en âge de participer aux noces et aux bals, tourbillonnes-tu au bras de partenaires dans des valses endiablées ?

Les « parigots » de Bertry, qui reviennent ponctuellement au pays, t’ont -ils appris ce joli chant mélancolique « le temps des cerises » ?

 

Cordonnier

Un jeune homme du village t’a montré quelque empressement, tu n’y es pas insensible.

Tes parents non plus, c’est un parti honorable !

Il s’agit d’Adolphe Lenglet, employé de fabrication en broderie, fils aîné d’Emerile Lenglet, le cordonnier – ici évoqué dans un article Noces à Troisvilles en 1880. Adolphe, sera un temps cordonnier comme son père, et comme les quatre autres générations qui les précèdent.

Après des fiançailles qui te laisseront l’occasion de coudre ton trousseau, vous vous mariez le 12 mars 1889Notons qu'à votre mariage, ton promis s'est engagé vers un nouveau métier en vogue,  la fabrication de broderie mécanique.

Le contrat de mariage du jeune couple, établi par devant Me Taine à Caudry, nous apprend qu’ils se marient sous le régime de la communauté réduite aux acquêts, et qu’ils se font l’un envers l’autre une donation au dernier vivant.

Par ailleurs les parents des mariés dotent leurs enfants :

- François Pruvot offre de son côté une terre labourable de treize ares vingt-six centiares, située au lieu-dit chemin Casiez. Pour l'enregistrement la pièce est évaluée à un revenu annuel de douze francs.

- Emerile Lenglet (orthographié Langlet) offre en donation une terre labourable de cinquante-deux ares quatre-vingts centiares, située au lieu-dit la cavée, d’une valeur de 2000 Frs, évaluée pour l'enregistrement à un revenu annuel de vingt-quatre francs. Par ailleurs, l'épouse d'Emerile, ma trisaïeule Apolonie Pruvot, étant décédée deux années plus tôt, sa succession permettra à Adolphe de jouir d'un complément de biens.

Contrat de Mariage Adolphe Lenglet/SophiePruvot. L'ensemble du document est consultable dans le dossier Archives familiales numérisées de la section Album photo. 

1889 ct mge lenglet adolphe x pruvot sophie 001

Succession Apolonie Pruvot épouse Lenglet. L'ensemble du document est consultable dans le dossier Archives familiales numérisées de la section Album photo.

1889 succession de appolonie pruvot epouse lenglet emerile 001

Sophie, épouse et mère.

un ange

Treize mois après votre union, tu mets au monde un enfant mort-né de sexe masculin. S’ensuivront plusieurs fausses couches qui, chaque fois, t’affaibliront un peu plus. En mars 1898, soit neuf ans après votre mariage, tu mènes une nouvelle grossesse à terme. C’est un garçon hélas, lui aussi, né sans vie.

Tes parents, François et Adolphine, vous cèdent officiellement leur maison de la rue de Cambrai, demeurent-ils avec vous ?

Deux années passent, te voilà encore enceinte. Cette fois, pour une fin heureuse : ton fils, votre fils, naît le 19 avril 1901 et il vit ! Il était temps, tu as déjà trente-neuf ans.

Malheureusement, toutes ces gestations ont gravement endommagé ton métabolisme, tu souffres d’ostéoporose sévère.

Par acte de vente conclu à Clary, par devant Me Henrion, le 28 juillet 1900, Mr François Pruvot et Mme Adolphine Jospin, vendent à Monsieur Adolphe Lenglet et Dame Sophie Pruvot, pour la somme de trois mille deux cents francs, la maison déjà évoquée plus haut ainsi que les meubles qui s’y trouvent, à savoir : « une armoire, un lit garni, un poêle, une table, six chaises, une horloge et divers objets ne méritant pas description ».

L’habitation et le terrain reprennent les termes relevés précédemment, quant à la localisation. Le présent acte est assorti d’une description :   construite en briques couverte en ardoises et pannes, composée de deux chambres, un corridor, deux cabinets, cave, grenier, écurie et grange ».

Une servitude de passage y est mentionnée qui mène à la rue, ce qui conforte mon idée que la maison était mitoyenne du temple, sans pour autant éclairer ma lanterne. Il serait intéressant de savoir qui a racheté cette propriété ultérieurement. Peut-être un Bertrésien m’apportera-t-il la réponse.

Sophie, une vie de souffrance

 

Maison

Ton état de santé continue de se dégrader, tes os complètement déminéralisés se brisent comme du verre. De fractures en tassements, ton horizon rétrécit d'année en année. Tu passes du lit au fauteuil, incapable d’assumer les tâches ménagères et d’élever ton petit garçon. C’est une de tes cousines qui fera office de femme et mère au foyer. Tes vieux parents ne peuvent plus être d’aucune aide.

En mai 1906 tu perds ta maman de soixante-dix-sept ans, ton père vivra encore deux ans, et s’éteindra à l’âge vénérable de quatre-vingt-cinq ans. Vous quittez bientôt, la rue de Cambrai pour la Grand-rue, la nouvelle maison y est plus facile d’accès. C’est une grande bâtisse, dotée d’un immense atelier. Ton mari dispose de toute la place souhaitée pour installer ses métiers à broder.

Fauteuil campagnard en chene et son paillage dorigine 19e siecle imgx1200 1643

C’est dans cette demeure que tu rends ton dernier souffle dimanche 23 mars 1913, à cinquante ans, ton fils n’a que 12 ans, mais ces épreuves l’ont mûri prématurément. Tu ne verras pas ta maison, réquisitionnée par les « boches »  l’année suivante. Les métiers à broder pillés, envoyés en Allemagne. Le reste du matériel,  jeté dans les puits. L’atelier transformé en hôpital militaire. Ton mari et ton fils relégués dans une pièce unique de la demeure.

Ton époux ne s’en remettra jamais totalement, il  te suivra dans la tombe en 1921.

Le fauteuil rustique paillé que tu utilisais est resté dans la maison de ton fils, toute sa vie, devant la cheminée du séjour.

Aujourd’hui, c’est la benjamine de tes arrière-petites-filles qui porte ton prénom, Sophie, fille de Jean-Marc Lenglet.

Amis lecteurs, j’arrive au dernier document illustrant la vie de mon arrière-grand-mère, il s’agit de l’acte d’achat de la maison, sise Grand-rue, c’est-à-dire rue de la République. Le couple l’acquiert pour la somme de dix-huit mille francs, ce qui est considérable si l’on se réfère au revenu moyen d’un ouvrier d’excellence qui est de 4 F/jour.

Le document nous apprend que dix mille francs proviennent de l’autofinancement, les huit mille manquants seront empruntés à un dénommé Millot, boulanger à Ligny. la propriété est constituée par l’ensemble du « coron » allant de la rue de la République jusqu’à l’arrière, la rue Georges Delval.

Mon grand-père en hérite en 1921, au décès de son propre père. Composé de plusieurs logements, mis en location, le lot sera partagé entre les quatre enfants de mes grands-parents dans les années 1970. J’ai vécu au numéro 24 dans les années 80, puis mes parents ont pris le relais jusqu’au décès de ma mère en décembre dernier. Je reste propriétaire de deux logements, actuellement en location. Les autres lots ont été vendus au décès de mes tantes ces dernières années. C’est donc une grosse tranche de vie de la famille Lenglet qui se tourne ainsi. Ci-dessous, la dernière page de l'acte, visible comme les autres dans le dossier archives familiales, on remarquera la signature "exubérante" de Me Cornaille de Clary au dessus de celle, somme toute élégante, de mes bisaïeux.

Signatures

 

 

 

Date de dernière mise à jour : Mer 15 nov 2023

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Commentaires

  • VERONIQUE ESPECHE
    Super article, lu d'une traite
  • Christiane Bruneau
    • 2. Christiane Bruneau Le Mer 06 déc 2023
    Bel article, bravo . Très bien écrit !
  • Fanny-Nésida
    • 3. Fanny-Nésida Le Mer 06 déc 2023
    Avec ce beau texte Sophie reçoit la lumière avec tendresse
  • Fanny-Nésida
    • 4. Fanny-Nésida Le Mer 06 déc 2023
    Avec ce beau texte, Sophie est mise en avant, ce n'est plus une invisible
  • Catherine Livet
    • 5. Catherine Livet Le Mar 05 déc 2023
    Après cette lecture, on a l'impression de connaître Sophie Pruvot.
  • Aline DOLE
    Très bel article, bravo
  • Beatrice
    Exercice très joliment réussi
    • Dominique LENGLET
      • Dominique LENGLETLe Dim 19 nov 2023
      Merci Béatrice, pour tes encouragements
  • MARTIN Michel
    • 8. MARTIN Michel Le Jeu 16 nov 2023
    Bravo Dominique,
    Une très jolie manière de faire revivre cette ancêtre que tu n’as pas connue.
    Et un procédé de rendre ta généalogie plus vivante et captivante, pour qui la découvrira…
    Ta jolie prose me donne des idées et l’envie de m’y mettre.
    Merci pour ce beau témoignage.
    Amitiés
    Michel
    • Dominique LENGLET
      • Dominique LENGLETLe Jeu 16 nov 2023
      Bonjour Martin n'hésite pas crée ton blog, et si tu le souhaites rejoins nous sur les groupes d'écriture ! Encore merci pour ton commentaire.
  • Dubois Frere
    • 9. Dubois Frere Le Mar 14 nov 2023
    Approche stylistique enjouée et dynamique. Le changement d interlocuteur est judicieux. L inscription contretuelle sert l ancrage historique. Malgré tout, un certain formalisme administratif (qui garantit l authenticité) imprime une légère froideur. Que dire? Certainement pas trop long.
    Peut être "un peu raide"
    Ceci dit, la langue est belle, la syntaxe irréprochable. Bravo
    • Dominique LENGLET
      • Dominique LENGLETLe Jeu 16 nov 2023
      Merci beaucoup, c'est trop élogieux !

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