1921 année de crise, année charnière.
- Le Sam 27 mars 2021
- Dans Histoire locale
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1921 : Cette période est intéressante du point de vue de ma généalogie familiale parce qu'elle constitue une époque charnière. Elle a déterminé, bon gré mal gré, les choix de vie de mes grands-parents.
Après quatre années d'une guerre brutale qui a sacrifié toute une génération et détruit beaucoup de ses richesses, la France se réorganise.
Les bouleversements liés au passage d'une économie de guerre à une économie de paix ont contribué à la dépression de 1920 - 1921. Les régions Nord et Est, situées en zone de front et d'occupation, ont été plus durement touchées : L'occupant a méthodiquement démantelé l'industrie et les champs de bataille ont ravagé l'agriculture. Dans ces deux régions se relever prendra plus de temps qu'ailleurs.
A Paris, le 28 janvier est enfin inhumé, sous l'Arc de Triomphe, le soldat inconnu choisi deux mois plus tôt, afin de commémorer l'ensemble des soldats français morts. Comme pour toute sortie de guerre, les mois qui ont suivi l'armistice ont été complexes. La démobilisation a pris de longs mois. A leur retour les combattants doivent se refaire une place dans la société. Ils ont besoin de reconnaissance et parfois de compensations pour les souffrances endurées.
En Cambrésis : Unité de temps, unité de lieux : tous les "personnages" du tableau vivent à trois kilomètres les uns des autres, dans le même canton : le Canton de Clary en Cambrésis.
Branche maternelle
En ce début d'année 1921, la météo est clémente. Il fait doux dans le Nord, comme dans le reste de la France. Qui s'en plaindrait ! Le charbon coûte cher, les privations de la Grande Guerre sont encore ressenties.
Nul ne sait en ce début d'année, qu'elle sera une véritable année folle du point de vue météorologique, avec toutes les conséquences fâcheuses que cela implique pour l'agriculture.
Deux ans après la signature de l'armistice la vie reprend tout doucement, avec son cortège de problèmes administratifs dus à la destruction des mairies, donc de l'état civil, auxquels s'ajoutent le problème des soldats portés disparus, pas encore déclarés morts. Des questions de vie pratique sont posées au courrier des lecteur. Comme ici, une question posée, par une habitante de Montigny au journal "Le reveil du Nord", sur les conséquences d'un éventuel remariage. (Le réveil du Nord).
A Montigny (qui deviendra Montigny-en-cambrésis en 1931) vivent Augustin Lefort et son épouse Marie Tamboise, âgés respectivement de 54 et 48 ans.
Bien qu'appartenant à de grandes familles plutôt aisées, eux sont issus de branches plus modestes. Augustin travaille comme valet de charrue dans une ferme familiale. Marie est ménagère, femme au foyer.
Leurs deux filles sont mariées :
L'aînée Odile (ma grand-tante) a épousé Raymond Sandras peu de temps avant la guerre, au printemps 1914. Ils sont les heureux parents de Raymonde, petite fille de 18 mois. Raymond n'a pas fait la guerre, pour raison de santé. Lorsqu'il était jeune homme, il exerçait le métier de menuisier comme son père, mais ce qui l'interesse vraiment c'est le métier de son grand père maternel, Jean-Baptiste BANTIGNY : entrepreneur de battage. Les circonstances sont favorables : les hommes partis au front, la mécanisation des tâches est accueillie avec soulagement.
La profession a bien évolué en un demi-siècle. Depuis l'an dernier, 1920, le Salon Agricole se tient au Champ de Mars à Paris, les batteuses et les "locomobiles" (machines à vapeur) sont exposées sous la tour Eiffel. Le couple, certain que l'avenir est dans cette branche, a créé son entreprise de battage à Montigny.
La fille cadette d'Augustin Lefort et Marie Tamboise, Marie Antoinette (ma grand-mère maternelle) s'est mariée il y a moins d'un an, en avril 1920, avec Eugène Delépine de Clary. Marie Antoinette est enceinte de son premier enfant, Léon. Ma mère Rolande, n'entrera dans ce tableau que 6 années plus tard, en 1927.
Eugène a participé à la Grande Guerre, il y a été blessé. Démobilisé fin août 1919, il a repris son activité de brodeur, mais il ne se fait plus d'illusions quant à l'avenir de cette profession. De toutes façons, il a soif d'autre chose. Eugène a de l'ambition et quelques capacités, il se lancera bientôt dans les placements et assurances. Il travaillera pour la Caisse Fraternelle de Capitalisation. Cette forme d'épargne connaît alors un vif sucès auprès du public.
A Clary, chez les parents d'Eugène, il en va tout autrement : Porphyre artisan brodeur de 55 ans et Archange, 53 ans ont perdu leur fils René, porté disparu en 1917. Ils ont encore cinq enfants à charge. Sept bouches à nourrir ce n'est pas rien. Sans travail, Porphyre s'est lancé dans la boulangerie , métier qu'il exercera encore quelques années dans l'immédiat après-guerre. Heureusement la famille est presque autosuffisante, elle dispose d'un potager, élève des volailles, mais aussi un cochon et des moutons. Pour le reste, un nouveau magasin s'est établi à Clary fin 1920 : "la Coop" - Union des coopérateurs du Cambrésis, dont le slogan est "des marchandises de premier choix à des prix défiant toute concurrence"-
Les quatre années d'occupation ont impacté gravement la situation économique de nos artisans de la dentelle, de la broderie et du tissage en général. Toute activité a cessé et l'outil de travail est détruit. Monsieur Louis Loucheur, député du Nord, vient d'être nommé "Ministre des régions libérées". Il fait, en ce début d'année, une grande tournée dans l'arrondissement de Cambrai. Elle suscitera beaucoup d'espoirs :
S'agissant de la reconstruction du pays, Monsieur Loucheur rappelle que, pendant sept ans, les sinistrés toucheront chaque année un septième de leurs dommages. Dans chaque village a été créé un "comité de reconstruction" pour la réédification des maisons détruites.
Cependant surgit un problème qui ne trouve pas de solution dans cet arrangement. C' est l'objet d'une pétition remise au ministre : les commissions d'indemnisations, considèrent l'outil de travail de ces artisans, comme un objet mobilier, n'ouvrant pas droit à l'indemnisation de reconstruction. Ce qui constitue une menace de ruine définitive et la mort de cette industrie familiale. Monsieur Loucheur, en bon politicien, rappelle tous les efforts faits par le gouvernement en matière de reconstruction, puis il promet que seront données aux commissions administratives des instructions allant dans le sens des revendications . Pour conclure son allocution il enjoint les sinistrés s'estimant lésés à faire appel des décisions.
Cette annonce relevée dans le Grand Echo de l'Aisne, parutions novembre et décembre 1921, laisse à entendre que les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances. En effet, si beaucoup de métiers purent être remplacés et l'outil de travail ainsi reconstitué, la situation économique ne connut pas l'embellie escomptée.
Branche paternelle
A Bertry :
Adolphe LENGLET, 60 ans, brodeur lui aussi, a perdu son outil de travail : pendant l'occupation du village les allemands ont réquisitionné son atelier, Grand Rue, pour établir un hôpital militaire. Ils ont cassé ses métiers à broder et jeté les différentes pièces dans un puits. Il ne s'en remettra pas, et son fils se sera pas brodeur.
Adolphe a perdu son épouse Sophie PRUVOT, malade, infirme, il y a 8 ans déjà. Il ne s'est jamais remarié. (Il n'existe, hélas, aucune photo de ces arrière-grands-parents). Son fils unique Marc, a tout juste 20 ans. Il est "parti soldat"dans une caserne de l'Est de la France. Le jeune homme est "employé de greffe" terme aujourd'hui tombé en désuétude signifiant "secrétaire". A la fois, employé aux écritures comptables et à la rédaction des courriers et actes administratifs.
Fatigué de vivre, déprimé peut-être, Adolphe ne verra pas la fin de cette année 1921, il sera retrouvé mort le 25 juillet.
Marc a une amoureuse, Gabrielle FRUIT (ma grand-mère paternelle)
Oh rien d'officiel, mais les cartes postales échangées laissent présager qu'entre Marc et Gabrielle, c'est du sérieux ! Ils se marieront en août 1923. Mon père entrera dans le tableau un an plus tard en 1924.
Emile FRUIT, le papa de Gabrielle, 57 ans, travaille comme plusieurs membres de la famille, à l'entreprise textile Maroger et Devigne. La société créée au siècle précédent s'appelait initialement Poulain et Maroger. L' établissement a bénéficié d'une belle notoriété : "Nous ne voyons plus dans le vêtement féminin une aussi savante complication de fils que celle du châle cachemire comme la Maison Maroger et Devigne en fabriquait à Bertry près Cambrai sous le Second Empire" (extrait de la Revue l'Europe de 1924) . Il garde encore malgré tout une solide réputation en 1921. Aimée WANECQ, la maman, 53 ans, est également employée de fabrication textile. Les quatre enfants du couple vivent encore au foyer.
Jeanne leur aînée fréquente Paul GRIERE de Montigny. Pas question de mariage pour l'instant : Paul est militaire de carrière et, si l'armistice a été signé, la guerre n'est pas terminée pour tout le monde. La France a des troupes encore engagées au Levant (Asie) et en Allemagne où l'armée d'occupation compte plus de 200 000 soldats.
Le soleil brûle et la foudre tue
Le printemps, particulièrement doux et sec, devrait réjouir les familles, mais il provoque l'inquiétude, c'est qu'il n'a pas plu depuis l'automne 1920, et la température va ainsi s'élever jusqu'à 38 ° en juillet. s'ensuivront de violents orages sur Caudry, Beauvois, Quievy.
Dans "Le siècle" le journaliste Maurice de Waleffe signe une chronique dans laquelle il fait le lien, illustrations à l'appui, entre chaleur et criminalité : "A toute vague de chaleur correspond une vague de crimes. Parce que, plus il fait chaud, plus l'homme perd ce qu'on appelle justement son sang froid". Mieux vaut en rire. Quoi qu'il en soit, dans le canton de Clary aucun violence particulière n'a été constatée.
La ferme de Monsieur Jules LEFEBVRE, de Clary, située à l'angle de la rue de Bertry et la rue St Nicolas s'embrase, le soir du 14 juillet. Les pompiers de Clary ne parviennent pas seuls à circonscrire l'incendie, Mr LOISEAU, maire, fait appel aux pompiers de Caudry. "Grâce au dévouement des pompiers de Caudry la grande brasserie Delalande fut préservée"
Citons également le cas d'un ouvrier agricole qui travaillait à proximité de la sucrerie entre Bertry et Caudry, retrouvé inanimé, il était toujours en "léthargie" deux jours après son coup de chaleur.
Les conséquences de la sécheresse se font rapidement sentir, le foin nécessaire à la nourriture des animaux manque. Dans les champs et les potagers les récoltes de légumes et pommes de terre sont maigres. Les puits sont à sec, les éleveurs doivent se séparer de leurs animaux par manque d'eau pour les abreuver. La production du lin, solidement implantée dans le Nord, souffre plus que toute autre de cette carence hydrique.
La douceur perdure tout l'automne, un scientifique dans un mémoire intitulé "végétation anormale de l'automne 1921", relate que les églantiers, prunelliers et pommiers sauvages refleurissent en octobre, et qu'on verra des roses s'épanouir au jardin jusqu'à l'hiver.
Alors que nos villages s'étiolent, Caudry, le bourg tout proche, grossit. Certains artisans des villages jettent l'éponge et choisissent d'aller travailler en usine. Dans la petite ville l'espoir de développement renaît .Pour célébrer ce renouveau, la première fête de la dentelle est inaugurée en juillet. Son président Léonce Bajard crée les deux géants : "Batisse et Laïte".
L’homme est Baptiste "Batisse", tulliste de profession, sa femme est Adélaïde, prénom abrégé en Laïte. Batisse porte le vêtement des tullistes d’autrefois, le bourgeron, il a une chemise de couleur et le tablier à bavette ; à l’oreille droite, il a le crochet dont se servent les ouvriers tullistes. Dans la main, il tient un chariot et une bobine, accessoires du métier à tulle. Laïte est une femme du peuple, vêtue comme l’étaient les ménagères du Cambrésis : caraco et jupon, avec le traditionnel tablier.
Sur Bertry, comme dans les autres villages de l'industrie textile, qui dépendent de Caudry, le ciel est bien sombre en cette fin d'année. A tout moment il menace de s'embraser . La situation économique est catastrophique. La colère gronde : les artisans se sentent floués, pas écoutés, mal représentés.
Les villageois qui pour subvenir, cumulent souvent deux métiers, n'ont pas trouvé à louer leurs bras aux champs, en raison de la météo. Dans leur atelier des métiers flambant neufs remplacent ceux détruits par les allemands, mais ils sont à l'arrêt : les commandes n'ont pas suivi. Les artisans accusent la Suisse de concurrence déloyale pour l'activité de tissage, mais aussi l'Angleterre, Nottingham et même Calais pour ce qui concerne la production de tulle et de dentelle. Ces deux villes occupent la place qu'occupait autrefois Caudry sur le marché mondial.
Afin de faire face à la concurrence, Caudry choisit de baisser ses prix de vente afin de reconquérir des parts de marché. Cette baisse des prix est répercutée sur les fabricants à façon et les ouvriers à qui l'on demande d'énormes sacrifices. En toute logique, c'est le mot "grève" qui fera la une des journaux locaux au mois de décembre.
La revue, le Pellerin, présente dans les chaumières, rappelle à nos villageois qu'à Paris, on célèbre en grandes pompes le centenaire de la mort de Napoléon 1er, pendant que dans chaque village, familles et anciens combattants, s'attachent et s'emploient à ce que soit érigé un monument "pour que nul n'oublie" les Morts pour la France de la Grande Guerre.
Dans le même temps naît le "plus jamais ça" La Grande Guerre, par sa durée insupportable, ses morts par millions, a profondément marqué les populations européennes. Nombre d'anciens combattants français, fédérés dans des associations, s’organisent pour lutter contre le militarisme et le bellicisme. Ce doit être "La Der des Ders". Les cérémonies du souvenir et les récits publiés instillent le pacifisme, tandis qu’Aristide Briand, maître d’œuvre de la diplomatie nationale des années 1920, s’évertue à trouver des partenaires pour « mettre la guerre hors la loi » Nous connaissons la suite...
Afin de vous raccrocher aux branches si vous vous êtes perdus en route dans les méandres de ma généalogie familiale :
Commentaires
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- 1. Christelle Le Sam 27 mars 2021
Très bel article, j'ai adoré la mise en contexte. Le récit est très vivant et très agréable à lire, bravo !
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