Dans les pas de Mélanie Poulain
A Paris
En cette fin d’été particulièrement chaud, j’ai hâte de retrouver les douceurs de l’automne et ses couleurs flamboyantes. J’espère que ce traditionnel Rendez-vous Ancestral, le troisième samedi du mois, me mènera dans la campagne de mon Cambrésis natal, et pas dans les ruines fumantes d’un quelconque champ de bataille où s’est illustré un de mes ancêtres.
Mais on ne choisit pas ! j’ai beau fixer attentivement mon « portoloin » je ne maîtrise rien.
Le portoloin, objet magique, d'apparence anodine, utilisé par les sorciers pour se déplacer d'un endroit à un autre, est ce confiturier fétiche tout droit venu du XIXe siècle. Récupéré dans un grenier chez mes grands-parents, il m'accompagne depuis mon adolescence.
Je me laisse emporter, happée par le passé.
Lorsque je reprends pieds le paysage qui s’offre à ma vue n’a rien de bucolique, je suis en ville et dans une très grande ville ! Il n’est que de voir ce grand boulevard ombragé par de jeunes arbres ; les trottoirs, la chaussée, régulièrement pavée, striée de lignes de tramway. Je pivote sur moi-même et j’aperçois à quelques mètres une fontaine Wallace. Pas de doute, je suis à Paris, mais où ?
Je m’avance pour interroger un homme âgé qui se désaltère à la fontaine. Je crois discerner une lueur moqueuse, dans son regard et dans son ton, lorsqu’il se dit ravi d’aider une petite provinciale perdue dans la capitale.
« Nous sommes sur le Boulevard de la Villette, ouvert il y a un peu plus de 20 ans, en 1864, à la place du mur des Fermiers Généraux. A cette époque-là vous aviez Paris à votre droite et le village de La Villette à votre gauche. Maintenant tous les villages ont été intégrés à la Capitale, pour ne plus vous perdre il vous faut retenir les arrondissements, à votre droite le Xe et à votre gauche le XIXe.
Venez donc vous désaltérer à la fontaine qui nous a été offre par ce riche héritier anglais Monsieur Wallace ! Savez-vous que notre boulevard a reçu la première fontaine en 1872 ? Maintenant il en existe cinquante dans Paris et Monsieur Wallace continue d’embellir notre ville.
Voyez-vous ces quatre femmes, toutes différentes ? Elles représentent la bonté, la simplicité, la charité et la sobriété. Simplicité et Sobriété ont les yeux fermés ; Bonté et Charité les ont ouverts »
Je profite d’une pause respiratoire de mon interlocuteur, à l’adorable accent gouailleur de titi parisien, pour le remercier vivement et lui expliquer que j’ai un rendez-vous important. Je ne saurais tarder plus avant auprès de lui malgré tout l’intérêt que je porte à ses propos.
Puisque je suis Boulevard de la Villette, je devine qui je vais rencontrer : c’est très certainement Jean-Baptiste et Mélanie POULAIN. La famille fait partie de mes « parigots de Bertry ».
Tous deux sont les petits-enfants de Jean Philippe POULAIN et Marie Reine LEFEBVRE. Comme ils sont protestants ils n’ont pas eu à demander (moyennant obole) une dispense de consanguinité pour s’unir devant Dieu. Mélanie, née en 1823 à Bertry a épousé son cousin germain Jean-Baptiste POULAIN, de deux ans son aîné, en mars 1843. Ils ont quitté le village vers 1850 pour "monter" à Paris.
Je me présente donc à la porte du numéro 79. C’est une sexagénaire tout de noir vêtue qui vient m’ouvrir. Je m’annonce comme une cousine, venue de Bertry, de passage à Paris. Mélanie m’invite à entrer tout heureuse de briser sa solitude. Elle me déclare être veuve depuis peu. Son cher époux est décédé il y a quelques semaines, le 25 juillet (1885).
Curieuse d’en savoir un peu plus sur moi, elle m’interroge sur ma famille et l’objet de mon déplacement à Paris. Je lui explique donc que je suis apparentée à la famille JOSPIN PRUVOT, le couple qui a acheté la maison de ses beaux-parents à Bertry. Je suis venue à Paris pour réaliser un mémoire sur les familles d’origine bertrésiennes installées à la capitale.
Mise en confiance par l’évocation des membres de notre communauté, Mélanie m’invite au salon, et me propose de faire « un bon jus ». Je m’empresse d’accepter son offre, ce n’est pas le moment d’avouer que je suis une ch’ti qui n’aime pas le café !
J’aimerais, lui dis-je, que vous me parliez de votre arrivée à Paris, En quelle année était-ce ?
« Oh, ma pauvre enfant, toutes ces années, toutes ces épreuves, j’ai perdu la mémoire des dates et des lieux. Nous avons si souvent déménagé !
C’était dans le début des années 50. Je me souviens que nous habitions la rue Vincent 1 lorsque mon oncle Valentin, qui était aussi mon beau-père, s’en est allé ; c’était en 1854. Nous étions arrivés quelques années plus tôt, de Bertry avec nos enfants Valentin et Aurore. »
Mélanie continue d’égrener ses souvenirs tout en me présentant le café, accompagné d’une généreuse portion de tarte au libouli2 qu’elle a confectionnée ce matin, parce que demain dimanche, elle pourrait avoir de la visite, on ne sait jamais…
Il ne leur avait fallu que peu de temps pour organiser leur changement de vie. En quelques jours, ils avaient vendu leurs meubles, ne conservant que ce qu’ils voulaient emporter avec eux. L’adaptation à la vie urbaine n’avait pas été très aisée, bien qu’ils eussent de la famille à la capitale, ils étaient déracinés au sens propre du terme. Ici c’était la vie hors -sol, en appartement, pas de cour, pas de potager.
« La vie était bien difficile, les conditions de logement déplorables, dans des taudis insalubres, nous apportaient sans cesse des maladies. Les épidémies ne nous quittaient pas. Nous avions eu à craindre le choléra en 1854. Pourtant, nous n’étions pas les plus malheureux, mon mari, menuisier, avait un bon métier. Il avait de l’ouvrage grâce à tous les nouveaux logements qui se construisaient et, habile de ses mains, il transformait notre logement avec trois planches récupérées par-ci, par-là.
L’année suivante, en janvier 1855, je mis au monde un garçon. On décida de l’appeler Vital, comme son frère ainé, un fils que nous avions perdu, à Bertry en 1847, il n’avait vécu que 10 mois.
Malheureusement l’hiver fut rude, la température descendit jusque – 12 degrés. Nous demeurions au 7 rue de Joinville, un logement glacial. mon petit Vital s’éteignit deux mois plus tard, en mars 1855. »
Je sais que beaucoup de très jeunes nourrissons mourraient accidentellement la nuit, étouffés dans le lit parental. Le souci de tenir le bébé au chaud amenait les parents à garder le petit couché entre eux, habitude très enracinée, en dépit des risques évidents qu’elle fait courir aux nourrissons. Je garde mes pensées pour moi, je n’ose pas poser une telle question.
« Depuis le décès d’oncle Valentin, tante Rosalie, ma belle-mère était venue vivre chez nous à Paris. Elle ne pouvait plus rester seule. Nous avions déménagé pour l’occasion et demeurions à l’époque rue d’Allemagne3. Tante Rosalie mourut en mai de l’année 1855, deux mois après le petit. »
De là nous sommes partis rue Chastillon 4, près de la Porte Saint Martin, Jje ne sais pas si elle existe encore. Elle a peut-être disparu pendant les travaux de Monsieur Haussmann dans les années 60, ou alors elle a été rebaptisée. Je ne sais plus la date exacte mais je me souviens que c’est là que notre Valentin 6 a rejoint ses deux frères au paradis. Le gamin avait un peu plus de treize ans, c’était donc en 1857. Il était en apprentissage pour devenir mécanicien, un travail d’avenir, très recherché. C’était un bon gamin ! Mon aîné. Vous savez que j'étais enceinte de lui lorsque nous nous étions mariés ? »
Je perçois sa douleur de mère et, afin de détourner ses pensées, je l’interroge sur sa fille, elle aussi en âge de travailler à cette époque.
Aurore, ma fille cadette c’est autre chose ! Elle se dit couturière, moi je dis que c’est une grisette ! Et j’ai raison. La preuve, elle s’est retrouvée grosse à vingt-trois ans, sans père. Elle a accouché comme une pauvresse à l’hôpital puis a placé le poupon en nourrice à Corfelix dans la Marne. Le pauvre petiot n’a vécu que deux mois, il s’appelait Emile 5. »
Oh là là, ma manœuvre de diversion n’a pas eu l’effet apaisant escompté. La vieille dame est dans tous ses états. Je recentre le dialogue sur leurs multiples déménagements.
« Les grands travaux de Paris, nous ont poussés à chercher un nouveau logement. Nous sommes arrivés rue de L’Orillon, nous n’y sommes restés qu’une année. Nous y étions en 1861 lorsque je mis au monde un nouveau garçon, en juin 1861, tout naturellement nous avions décidé de l’appeler Valentin 7, hélas le petit ange mourut dans le mois qui suivit.
Quelques mois plus tard j’était de nouveau grosse, c’étaient des jumeaux, garçon et fille. J’avais près de quarante ans, j’’étais épuisée par toutes ces grossesses, nous avions de nouveau changé de domicile, nous demeurions au Faubourg Saint Martin, lorsque je mis au monde ces deux enfants sans vie à l’été 1862 »
Je l’assure de ma compassion, Mélanie et son époux ont perdu six de leurs sept enfants, dont tous les garçons et leur fille unique a perdu son seul enfant.
Mélanie me propose une petite goutte, elle a sorti un bocal de griottes à l’eau de vie, "fait maison, avec des cerises de Bertry et de l’alcool de fruit artisanal distillé par un cousin". Présenté comme ça, je ne saurais refuser, ma gourmandise prend le dessus. Je questionne mon interlocutrice sur sa vie à Paris. Elle me sort deux cartes postales une de Bertry et une de Belleville.
« Vous savez, si à notre arrivée nous nous sentions déracinés, après vingt années de vie dans la capitale, c’est au village que nous ne trouvions plus notre place lorsqu'il nous arrivait de nous y rendre pour visiter la famille. Nous avions pris l’habitude de trouver ici, à profusion, tout ce dont nous avions besoin. Les rues animées, les saltimbanques, les guiguettes, les marchandes de quatre saisons, les peintres, tout ce qui animait notre quartier nous manquait. Là-haut ,il nous fallait nous rendre à la ville, soit au Cateau soit à Cambrai. Et puis, pour les habitants de Bertry, nous étions devenus les parigots ».
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J’ai passé beaucoup plus de temps que prévu avec Mélanie POULAIN, je la remercie chaleureusement de son accueil et de sa disponibilité. Je promets de passer la saluer lors de ma prochaine venue à Paris. Je souris intérieurement en pensant que notre petite parigote a, malgré tout, gardé quelque chose de son village : elle emploie le verbe "demeurer 8 " pour "habiter", je crois entendre ma grand-mère.
Il me faut la quitter afin de reprendre pied dans le XXIe siècle.
Epilogue
Pour mémoire le Rendez-Vous Ancestral est un exercice littéraire qui permet de mêler fiction et réalité. Si les dialogues et les sentiments prêtés aux protagonistes sont issus de mon imagination, les données historiques et généalogiques sont strictement réelles.
Mélanie s’éteint à Paris le 20 avril 1893, quelques mois avant ses 70 ans.
Sa fille Aurore, meurt en 1911, dans le 14e arrondissement, Impasse du Mont Tonnerre, seule .
En pratique
J'espère que vous avez eu plaisir à faire cette promenade dans Paris avec moi. Sachez que rien n'aurait été possible sans Arlette Brossard du groupe d'entraide Genealogie-Paris. Un immense merci à elle.
L'idée du texte m'est venue pendant un travail collectif sur la branche familiale Douay- Poulain. Esther Poulain, épouse Douay est la soeur de Jean-Baptiste Poulain, l'époux de Mélanie. Je crois que nous ferons dans à l'avenir plusieurs autres voyages de même type. Avec l'accord d'André Douay, bien entendu !
Une vue d'ensemble de la famille décimée au niveau des enfants de sexe masculin. A ce stade, je me demande s'il n'existait pas un problème génétique sous-jacent. A l'époque on ignorait à quoi tenaient ces décès. De nos jours on connait le DICS (Déficit Immunitaire Combiné Sévère) maladie génétique rare dont le gène responsable est localisé sur le chromosome X. Les garçons ont un risque de 50% d'être atteints. Les filles ont la même probabilité d'être «conductrices», soit de transmettre la maladie. Une affection qui rend les bébés mâles extrêmement vulnérables car leur système immunitaire ne fonctionne pas. Les deux petits garçons prénommés Vital pourtaient bien mal leur nom hélas.
Cependant il reste une grosse part d'ombre. Que s'est-il passé entre janvier 1848 et janvier 1855 ? Sept longues années où l'on ne trouve aucune trace de la famille, ni à Bertry, ni à Paris. Toute aide est la bienvenue ! si vous avez une piste n'hésitez pas à me contacter.
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Vous pouvez retrouver l'arbre en ligne sur Généanet ICI
Attention, j'ai constaté, sur Généanet un assez grand nombre de confusions entre ce couple et le couple : Anne Melanie POULIN (1818-1891) x Joseph POULAIN (1816x1890) notamment au niveau des enfants !
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2 - Tarte au libouli :
Son origine : Appelée aussi tarte à gros bords, la tarte au libouli est une spécialité culinaire du nord de la France. Libouli signifie lait bouilli en patois et les gros bords été formés autrefois pour ne pas que la crème ne s’échappe ! Traditionnellement, on faisait la tarte au libouli pour régaler les familles lors des grands repas ou les jours de ducasse … On l’appelle aussi plus communément : Tarte au papin dérivé du flamand « pap » qui signifie bouillie.
3 - rue d'Allemagne
Cette rue a été débaptisée : le 20 août 1914, le Conseil municipal de Paris décide son changement de nom, elle devient l'avenue Jean-Jaurès.
4 - Rue Chastillon : Recherche de Arlette Brossard : Généalogie-Paris
Cette rue est devenue Vicq D'azir en 1864. La rue Chastillon / Vicq d'Azur a été remaniée et les maisons de toute évidence numérotées de nouveau.
Si la maison du 6 rue Chastillon existe toujours, ça pourrait être au 12 rue Vicq d'Azur.
L'immeuble de la pizzeria La Dolce Vita est plus récent et il pourrait bien correspondre à ce qui ressemble à un terrain libre sur le plan parcellaire d'avant 1860, à l'angle de la rue.
En zoomant bien sur ce plan, on voit que le n° 6 (écrit au crayon à papier) était juste à côté de ce terrain vide.
8- Demeurer :
Bienvenue chez les ch'ti : en fait, dans notre patois c'est "r'meurer"... mais là je crains de perdre des lecteurs.
Date de dernière mise à jour : Ven 17 mai 2024
Commentaires
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- 1. Catherine Livet Le Dim 18 sept 2022
Que de nostalgie ! Tout ce Paris disparu à jamais, tous ces enfants éphémères... -
- 2. Aline DOLE Le Sam 17 sept 2022
Un magnifique rendez-vous ancestral, qui nous fait nous promener au cœur de Paris -
- 3. Fanny-Nésida Le Sam 17 sept 2022
Échappée parisienne et une rencontre détaillée avec la famille de Mélanie -
- 4. LENGLET François Le Sam 17 sept 2022
Très beau travail, bien documenté .
Bien heureux de retrouver quelques souvenirs de jeunesse :
-la tarte au libouli était obligatoire la lendemain de Noël.
- habitant à Douai, quand j'arrivai à Troisvilles / Bertry , on me baptisait "Parisien crotte de chien, boyau rouge , tête d'andouille"
Un recherche à venir: une de mes grands mère était une enfant trouvée récupérée dans un hôpital à Paris,qui pourra m"aider ?
François -
- 5. Catherine COURAGEUX Le Sam 17 sept 2022
Tu as laissé parler tes méninges pour les précisions mais tu as aussi laissé parler ton cœur. C'est ce qui fait la différence ! Bravo, texte plein de tendresse !
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